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Jaé-Sion s’éveillait. Son murmure enflait dans l’air froid et apportait jusqu’au garçon solitaire les pleurs d’un bébé, les bavardages d’un groupe de jeunes filles ou encore les bêlements du troupeau mené par son frère. Des banalités qui formaient des vagues emmêlées. Elles se brisaient contre l’oreille de Luk-An sans vraiment l’atteindre.
Il s’était à nouveau glissé au creux de sa mémoire et y fouillait hardiment.

Il y avait l’alizé
Dans les flaques
Et sur le sentier
L’ombre opaque
Des nuages noyés.

Le charme se rompit brusquement.
Il n’était plus seul.
L’enfant resta immobile. Seules ses paupières se soulevèrent, à peine assez pour apercevoir Malo, flanqué de son cousin. Luk-An attendit que les garçons s’approchent. Il sauta de côté au dernier instant, alors que le pied de Boar frappait le mur à la place de sa cuisse.

Boar hurla. Malo hésita. Ses yeux riaient.
Pas ceux de Luk-An.
Il recula de quelques pas. Il avait l’habitude des réactions qu’il suscitait même si la méchanceté de Boar surpassait les manifestations de jalousie des autres enfants.

– Tu ne m’échapperas pas ! hurla son adversaire en fonçant vers lui.

Il y avait la trace
Des duels
Ces brusques face à face
Sans appel
Où le chétif s’efface.

Luk-An hésita. Il détestait les provocations directes et ne rechignait pas à s’en défendre. Mais ce matin, il ne lui restait que trop peu de temps. Il voulait retrouver son rêve et se confronter à l’objet de sa terreur. Alors, il se tourna vers la muraille, attrapa la première prise qu’il trouva et se hissa hors de portée de son adversaire. Les fortifications étaient hautes à cet endroit et plutôt glissantes. Comme escompté, Boar ne suivit pas. Il se contenta de le poursuivre d’insultes.

Tout en suivant le mur qui entourait Jaé-Sion, Luk-An s’interrogeait. Etait-ce sa faute si tellement de choses lui paraissaient simples ? Les mots des légendes de son peuple s’imprimaient dans son esprit, presque sans effort. Et les armes dansaient parfaitement au bout de sa main lorsqu’il enchaînait les figures de combat. Parfois, il se sentait comme étranger dans son propre monde. Alors, il ne disait rien et il retenait sa main. Ou faisait exprès de trébucher.
Les autres se moquaient, heureux de cet instant de faiblesse.
Luk-An les laissait dire.

Il y avait le feu
Aux toitures
Et dans l’air poussiéreux
Les injures
Des oiseaux furieux.

L’enfant se mit à courir, soudain pressé de s’éloigner. Son regard s’envola vers les prés. Il aimait les paysages immenses et sauvages qui entouraient Jaé-Sion. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de regretter d’être né si loin de la mer. La force des vagues le fascinait tout autant que le mystère enfermé sous leur surface agitée. Et puis l’idée qu’Elion dansaient parfois sur les flots…
Il plissa les yeux. Les soleils se réverbéraient sur les dernières plaques de neige, lui renvoyant en plein visage un flot de lumière vive. Il ralentit soudain. Là-bas, au milieu des rayons violets, quelque chose bougeait. En parfait écho avec ses pensées, la silhouette du cheval se détacha plus nettement. Luk-An se figea.
Il n’y avait pas de chevaux aux alentours de Jaé-Sion.

– Elion…

Luk-An se força à respirer. La buée qui s’échappa de ses lèvres noya un instant le pas dansant du dieu. Luk-An prit son élan et sauta du mur. Il glissa sur le sol détrempé et roula avec agilité avant de se redresser rapidement. Il craignit un instant que la vision ne se soit évaporée.
Le cheval était toujours là.
Elion, l’étalon violet, leur dieu ! Celui qui avait conduit les Gandaris sur cette terre et qui, un jour, mènerait l’enfant de la prophétie et son peuple vers un territoire neuf.
Comment devait-il réagir ? Avancer ? Reculer ? Mettre les genoux à terre ?
Il se sentit bête et insignifiant.

Il y avait les spectres
Du passé
Silencieux arbitres
Attristés
Par l’ampleur du désastre.

Alors qu’il hésitait, un nuage voila les soleils. Le cheval s’arrêta à deux pas de l’enfant. Sa crinière ondulée d’un blanc pure glissait jusqu’à son genou. Luk-An comprit brusquement sa méprise.
Ce n’était pas son dieu.
Sur le corps puissant de l’animal jouait un ensemble de reflet noirs, violets et bruns. Pas de violet. Juste une plaisanterie des soleils.

Le cheval l’observait de ses petits yeux noirs.

Luk-An se mordit les lèvres tandis qu’une irrésistible envie le prenait de caresser les naseaux soyeux. Très lentement, pour ne pas effrayer la bête, il leva la main et tendit les doigts. Ils restèrent là, immobiles, sans oser franchir l’infime distance qui les séparaient de leur but.

Un temps infini s’écoula alors que les ombres et la lumière du ciel passaient tour à tour sur les deux silhouettes perdues dans le pré.

Soudain, le cheval balança la tête en avant et posa son nez contre la paume de l’enfant.

Il y avait le goût
De la cendre
Mêlé au parfum flou
Du cèdre
Tombé sur les cailloux.

Il y eut comme un éclair.
Luk-An ferma les yeux sous le choc et tomba dans la boue.
Quand il rouvrit les paupières, le cheval avait disparu.
Mais le souvenir de son rêve était revenu.