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Debout au pied du rocher du pouvoir, Selgaa écoutait d’une oreille discrète le discours de Galliam. Derrière son dos, au sommet du rocher du pouvoir, le maître des Gandaris parlait d’elle. De la façon dont, à 13 ans à peine, elle venait de sauver la vie de Luk-An. Non sans peine. Pendant dix jours, elle n’avait presque pas dormi, combattant jour et nuit les accès de fièvres du grand guerrier.
Pourtant, les félicitations ne la touchaient pas.
La jeune femme résista à l’envie de lever la main pour toucher la zone douloureuse, pile entre ses deux yeux. Trois points. La marque des guérisseuses reconnues.
Galliam la lui avait tatouée deux jours auparavant.

J’aimerais qu’ils arrêtent de me regarder, tous.
Je sais ce qu’ils pensent…

Pour les femmes, c’est :
 » Elle est trop grande ! »
« Elle est trop mince, elle court trop. »
« Ses yeux bleus ne valent pas ceux de son frère, normal, elle n’est pas immortelle elle ! ».
« Tiens, la voilà forcée d’écouter, elle qui aime tant parler… »
Ce qu’elles ne savent pas, c’est que je ne deviendrais jamais comme elles, esclaves des coutumes et du quotidien. Je m’échapperai !

Pour les hommes les réflexions, c’est plutôt :
« Encore deux ans et je passerai bien la main dans ses cheveux dorés. »
« Qui va avoir le plaisir de la dompter ? »
« Les femmes ne devraient pas être mises en avant comme ça ! »
Je ne me laisserai gouverner par aucun d’eux.

Pas même toi, Schimeï…

Elle tourna le regard vers son frère, au premier rang de la foule. Juste à côté de lui, Luk-An. Le second de Selb était d’une pâleur à faire peur. Encore faible, mais vivant. Elle observa les tremblements légers de ses doigts contre ses cuisses et le rythme trop rapide de sa respiration. Il devait certainement attendre avec autant d’impatience qu’elle la fin du discours de Galliam.

A quoi penses-tu ? Je n’ai pas l’impression que l’idée de la mort t’ai effrayé. Te crois-tu trop proche d’Elion, au-dessus des hommes ?
Non. L’orgueil ne t’habite pas.
Alors ?
Tu es tellement mystérieux…
Peut-être qu’au final, tu es l’une de ces créatures mythiques qui habitent les brumes. Peut-être que je n’ai rien fait. Que tu es déjà immortel…

Elle sourit devant ses pensées saugrenues. Elle n’y croyait pas une seconde. Elle avait déjà bien du mal à honorer Elion. Elle préférait se baser sur ce que ces yeux voyaient. Sur la puissance qu’elle pouvait tirer des connaissances transmises par Aouna. Depuis qu’elle était enfant, elle adorait observer les gestes de sa grand-mère. Lorsqu’elle soignait une plaie ou remettait un os à sa place, quand elle dosait les plantes pour ses infusions, soulageait fièvres et maux divers.

Finalement, je suis comme toi, Schimeï. Je cherche le pouvoir… et la liberté.

Un frisson la parcourut soudain. Que se serait-il passé si elle avait échoué ? Si toutes ses connaissances n’avaient pas suffit à sauver Luk-An ?
Elle aurait gagné la rage de Selb et, peut-être même la rancoeur de Schimeï. Lui et Luk-An avait longtemps été inséparables. Et même s’ils ne se montraient plus que rarement ensemble, elle savait qu’un lien très fort les unissaient toujours.
Le regard de la jeune femme revint à son frère. Il lui adressa un sourire plein de fierté.

Schimeï… je ne veux pas que tu prennes la place de Galliam. Ses idées sont si éloignées des miennes… Il veut tuer. Je veux guérir. Il veut haïr. Je désire aimer. Est-ce un idéal impossible ?
Schimeï, j’ai peur…
Quant tu seras debout sur le rocher du pouvoir, que feras-tu de moi ? On se chamaille souvent. Mais on s’aime. Je ne changerai pas. Et toi ?

Un coup de vent balança les longs cheveux blonds de Selgaa sur sa figure. Elle les repoussa d’un geste vif. Ils revinrent à l’assaut.

Le vent a de la chance. Il court où il veut…

Elle en avait assez d’attendre ici ! Elle désirait s’échapper jusqu’à la rivière, s’immerger dans l’eau qu’elle aimait tant. Peu importe ce qu’en disait son peuple, elle appréciait cet élément liquide et ne se privait pas de se baigner dans la petite mare au milieu des collines aux troncs tordus.

Aouna, je n’ai pas encore ta patience. Tu me manques aujourd’hui. Tu mérites au moins autant que moi les louanges que débitent Galliam car c’est toi qui m’a tout appris. En même temps si tu n’étais pas partie visiter la guérisseuse de Lo-Oraly, je ne serais pas là aujourd’hui…
Je serai libre de me promener où bon me semble !

Elle retint un soupir d’exaspération.
Elle voulait que le maître se taise.
Elle se fichait bien de la reconnaissance postiche du peuple. Le peuple était fourbe. Adulée un jour, trahie le suivant… voilà comment les choses se termineraient.

Aouna a peur de cela. Je le vois dans ses yeux quand elle croit que je suis trop occupée pour y faire attention. Elle sait que je me sens prisonnière. Que j’ai du mal à contrôler mes émotions. A dissimuler ce que je pense.
Elle sait qu’un jour je m’échapperai.

Pour aller où ? Elle ne le savait pas.
Elle se tourna légèrement vers la Baie des Déesses.

Loin sur la mer, plus loin que les falaises entourées de brumes. J’aimerais être comme l’aigle blanc, explorer le ciel.
Ou naviguer.
Je volerai un bateau aux Runadels.
et je suivrai les Myades jusqu’au bout de l’horizon..