Les enfants Gandaris sont enseignés chaque jour par le maître : Galliam. Ils sont notamment tenus de connaître par coeur les grands événements de l’histoire de leur peuple. Je vous propose ici un petit retour sur un épisode inédit de l’enfance de Schimeï :
A bout de souffle, Schimeï se projeta hors de l’ombre des grands arbres et s’arrêta à la lisière de la forêt. Il aperçut les longs cheveux blonds de Luk-An au moment où ils disparaissaient à l’angle de la première maison de Val-Torel. Comme d’habitude, son ami avait été le plus rapide.
Le jeune garçon de neuf ans inspira profondément pour tenter de calmer les battements frénétiques de son coeur. Peine perdue. Un coup d’oeil inquiet aux soleils lui appris ce qu’il savait déjà : il était en retard.
Il tâcha d’ignorer le poing de côté qui lui vrillait les côtes et recommença à courir. Il fut tenté un instant d’accuser son frère. Un entrainement matinal plus long que prévu était une justification infaillible. Mais Galliam vérifierait, il en était certain. Et s’il affirmait être passé par la grotte du dieu Elion ? Les gardiens du feu sacré le couvriraient. Ils n’oseraient jamais mettre leur parole en balance avec celle de l’enfant aux yeux violets.
Schimeï dérapa dans la poussière et se rattrapa de justesse à la barrière de bois de la maison de Salno. Alors qu’il filait dans les rues du village, il se dit qu’il ne regrettait rien. Luk-An avait découvert une petite clairière dissimulée dans un fouillis de buissons. Il avait partagé sa découverte avec lui. Cela valait bien une remontrance du maître.
Quand Schimeï déboucha sur la place centrale déjà brûlante sous l’ardeur des deux soleils, il constata que les autres enfants étaient tous assis en arc de cercle au pied du maître. Funo-Al récitait l’histoire de leur peuple, comme les garçons de son âge le faisait presque chaque jour.
Le regard de Galliam frappa Schimeï plus fort que la foudre et consuma immédiatement tout désir de mensonge. Le fautif fit un dernier pas en avant et se laissa tomber à côté de ses camarades. Il se força à garder la tête droite alors que tout son être aurait voulu se transformer en insecte pour se cacher sous un caillou.
Funo-Al termina.
Le silence s’étira, troublé seulement par le bourdonnement des mouches.
Petit à petit, les battements de coeur de Schimeï se calmèrent.
– An 891.
Les deux mots du maître explosèrent sur la place. Cette fois, Schimeï baissa la tête. Les remontrances viendraient après, c’était certain. Il repoussa la peur et la soif qui dévorait sa gorge pour se concentrer sur la demande de Galliam.
Il parla de l’été 891 où les Gandaris de Guilo-Navel avait évoqué le désir de pactiser avec les Runadals. Non seulement la rencontre avait été un désastre -les deux parties de voulant céder sur aucun point- mais trois enfants Gandaris étaient revenus fiévreux. La maladie s’était propagée en quelques jours à tous les habitants de Guilo-Navel. Le village avait été isolé pour éviter la contagion et entièrement décimé. Il demeurait un profond ressentiment envers les Runadels que l’on jugeait responsables.
Un regard vers Galliam. Il ne rencontra qu’un masque de rigueur.
Schimeï poursuivit en parlant des chefs des Gandaris et, en particulier, de Lunig qui dirigea le peuple pendant 10 ans, de 892 à 902. Il restait dans les mémoires comme ayant été le meilleur chasseur que la terre ait portée.
Galliam interrompit Schimeï pour interroger son voisin.
– La… la grande inondation ? balbutia Boar.
Le garçon se tortilla un moment. S’il était excellent sur le terrain d’entrainement, Boar avait une mémoire limitée et s’embrouillait constamment dans les dates. Schimeï se dit qu’il devait envier Selb qui, depuis ses 15 ans, se trouvait à la tête des meilleurs guerriers de Val-Torel et échappait ainsi aux récitations historiques.
Boar hésitait toujours alors que le regard de Galliam s’assombrissait. Nul ne lui vint en aide. Le maître ne le supporterait pas et chacun avait bien trop peur de la punition pour désobéir.
– Année 914 ! siffla Galliam.
Boar enchaîna sans attendre. De violentes pluies avaient frappé la terre d’Elion à l’automne 914. La rivière sud-est était montée d’un seul coup et avait emporté le village de Mon-Panev. Py-Landis, au coeur des collines avait été détruite par les orages et les habitants de Lo-Oraly évacués par crainte que la terre ne s’effondre autour du Gouffre Vert.
Boar parla aussi de Tordep, le grand chef guerrier qui avait mené la dernière guerre en date contre les Runadels. Année 930. Schimeï perçut l’admiration de son compagnon pour ce chef. Par une nuit d’hiver, Tordep avait rassemblé les hommes et combattu sur la plaine des bruyères. On disait qu’il avait de la neige à hauteur des genoux et une force inférieure en nombre. Il avait pourtant réussi à repousser durablement les Runadels. Au grand désespoir de tous, Tordep mourut sans héritier et sa formidable endurance ne trouva jamais son égale.
– Alyx !
Schimeï observa le jeune homme de trois ans son aîné. Lui aussi était plus porté sur les armes que sur l’histoire. Il évoqua la terrible famine qui s’était déchaînée sur la terre d’Elion l’année après la bataille de la plaine des bruyères. Le nombre des Gandaris avait été divisé de moitié. Ce fut la plus dure épreuve jamais endurée par leur peuple après la grande maladie. Année 931, trois ans seulement avant la naissance de Galliam.
Tandis qu’Alyx évoquait les mesures de restrictions prises par leur peuple et les nombreuses explorations pour trouver à manger, Schimeï chercha Luk-An des yeux. Il le découvrit à l’autre bout du groupe, un peu en retrait. Il revit en pensée la petite clairière. Son ami l’avait surnommé la clairière « aux milles visages » à cause des nombreux ruisseaux qui quadrillaient le sol sur la moitié de l’espace et des pierres transparentes dans lesquelles les soleils se miraient.
– Ici nous viendront nous entrainer loin des autres guerriers, avait affirmé Luk-An. Et nous deviendront les meilleurs !
Schimeï y comptait bien. Il ne pouvait se permettre d’être médiocre.
– Luk-An ! interrogea Galliam.
Luk-An inclina la tête. Son regard blanc rencontra celui de Schimeï :
– 983, annonça-t-il, la naissance de l’Enfant de la prophétie.