Schimeï, le héros de Terres interdites est né à Val-Torel, l’un des huit villages Gandaris. J’aimerais profiter d’un épisode significatif de l’enfance de Schimeï pour vous présenter ce lieu clé du roman.
Le petit garçon de cinq ans sentait le poids du bandeau sur ses yeux et, juste au-dessus de sa nuque, un cheveu pris dans le noeud de cuir qui provoquait un tiraillement continu. Il fut tenté de lever la main pour tirer un coup sec sur le coupable. La douleur cesserait. Et la peur ?
– Ne bouge pas. Ne touche à rien. Ne dit rien.
Trois ordres clairs, prononcés d’une voix intraitable. Il s’efforçait si fort de les respecter que ses muscles tendus à l’extrême lui faisaient mal. Des picotements naissaient déjà au bout de ses orteils et menaçaient de s’élancer à l’assaut du pied. Que se passerait-il s’il échouait ?
Il n’avait pas droit à l’erreur.
Il devait accepter de se noyer dans l’obscurité en attendant le bon vouloir du maître.
Premier test.
Pour passer le temps, il chercha à identifier l’odeur boisée qui flottait dans l’habitation. Un mélange de champignons et d’algues que sa grand-mère Aouna aurait nommé sans hésiter. Le petit jeu l’occupa un instant seulement. C’était trop étrange pour lui faire oublier le souffle un peu rauque de Galliam et le poids du regard du maître, aussi présent qu’invisible.
Il lutta contre la panique, inspira profondément. L’espace moite lui renvoya la senteur acre d’un feu de bois accompagné d’une effluve florale. Rose ? Anémone ? Ou simple Pissenlit ? Il ne parvint pas à conclure.
Ces méconnaissances augmentèrent sa frustration. Il se tortilla sur la fourrure épaisse et douce qui lui servait de siège. Son talon heurta une surface rugueuse à sa droite.
– Ne bouge pas !
Il se figea à nouveau. Les fourmillements s’étaient démultipliés dans son pied et partaient joyeusement à l’assaut de sa jambe. Sa main se crispa un peu plus sur son genou, comme s’il pouvait empêcher les picotements de poursuivre leur ascension. Une goutte de sueur s’écrasa entre ses doigts attirant une mouche intrépide. Le petit garçon remua avec précaution l’annulaire. L’insecte se sauva dans un bourdonnement exaspérant. En pensée, l’enfant suivit l’animal. Il n’avait aucune idée de ce à quoi ressemblait l’intérieur de la maison de Galliam aussi fut-il soulagé lorsque la mouche passa la porte. Il pouvait mettre des images sur ce qui se passait à l’extérieur et oublier un instant l’omniprésence du maître.
Dehors, le bourdonnement céda brusquement la place aux caquètements d’une poule. Il la dessina derrière ses paupières closes. Elle se dandinait sur la place, défiant Galliam qui détestait que les volatiles se promènent le long de ses murs. Il ne pouvait réellement les en empêcher mais il prenait soin de les repousser d’un coup sec de bâton dès que l’une d’elle se faisait plus téméraire.
La place centrale, une plate-forme arrondie, légèrement rehaussée par rapport au reste du village, était le domaine du maître. Outre sa maison, il s’y trouvait le rocher du pouvoir, une pierre énorme qui paraissait surgie de nul part et du haut de laquelle Galliam rendait ses jugements. C’était là que l’enfant rejoindrait désormais les autres garçons pour apprendre l’histoire de leur terre. Là aussi qu’il pourrait participer aux fêtes et aux rencontres les plus importantes au lieu de rester en retrait avec les bébés et les plus jeunes. Par dessus l’inconfort de sa position, le garçon sentit naître un sentiment de fierté.
La poule s’éloignait. Ses cris ne constituaient plus qu’un son diffus, noyé dans les conversations des Gandaris. Impossible de comprendre ce qu’ils disaient. Les murs de la maison de Galliam filtraient les sons. Ils parvenaient à l’enfant déformés, sans consistance.
Les picotements atteignaient maintenant les cuisses du garçon. Avec précaution, il agita un orteil, puis un autre. Une décharge électrique secoua sa jambe tandis qu’un gémissement s’échappait de sa bouche.
– Tais-toi !
Il se mordit les lèvres et s’empressa de reconduire son esprit hors de l’endroit où se tenait son corps. L’enfant passa en revue la trentaine de maisons de bois qui encadraient la place centrale. Chacune d’elle était positionnée à un endroit précis, en fonction de la hiérarchie de celui qui y vivait. Plus on était près de Galliam, plus on avait d’importance. Sous les regards indifférents des poules, la honte et la gloire se croisaient dans les ruelles poussiéreuses au grès des déménagements.
La seule à ne jamais bouger, c’était Aouna.
L’enfant soupira. Dans un sens, il aurait préféré passer l’après-midi avec sa grand-mère, à trier les herbes qui guérissent. Il aimait par-dessus tout s’asseoir sur la barrière de bois qui jouxtait la terrasse de sa grand-mère. La maison était à la fois proche de la place centrale et du bord de la falaise qui surplombait la baie des Déesses. La famille bénéficiait d’une vue dégagée sur la mer et sur la barrière de roche qui encombrait l’horizon.
Il se demanda où se trouvait Aouna. A cette heure encore très chaude, elle devait bavarder à l’ombre des grands arbres qui bordaient le nord de Val-Torel, un oeil sur Selgaa. Sa soeur s’était-elle endormie dans l’herbe aux côtés des autres fillettes de son âge ? Connaissant son caractère intrépide, il imaginait plutôt qu’elle avait faussé compagnie à Aouna pour aller caresser les ânes dans leur enclos. Ou peut-être avait-elle réussi à grimper le long du sentier qui menait aux falaises. Comme lui, sa soeur adorait observer Val-Torel de haut. En ce jour de printemps, les toits décorés de pierres précieuses rouges devaient offrir un spectacle magnifique.
Les picotements avaient cessés dans les pieds de l’enfant. Il ne sentait plus ses jambes, comme si son corps décidait tout à coup de se dématérialiser pour mieux suivre l’errance de son esprit.
Le bois du foyer lâcha une série de crépitements, projetant le garçon un peu plus loin, au bout du village. Là, s’ouvrait une large crevasse qui menait à la grotte d’Elion. Le dieu étalon. On disait que le feu sacré y brûlait jour et nuit et que, s’il s’éteignait un jour, le dieu les abandonnerait. Le jeune garçon frémit à cette pensée. Depuis de longues saisons, il rêvait de découvrir ce sanctuaire. Et Galliam avait promis de l’y conduire aujourd’hui même ! L’excitation le gagna. Il retint de justesse les mouvements de ses pieds. Tôt ce matin, il était allé relever ses pièges. Il avait ramené un lapin pour l’offrande au dieu.
Ainsi commençait son apprentissage.