Chapitre 1
Cet article fait parti d’une série d’articles en lien avec mon nouveau roman Aynor.
Le roman est disponible en versions numérique et brochée sur Amazon.
La jument réagit à la pression des jambes de Laélia et plongea dans un galop souple. La cavalière sourit. Elle enroula ses doigts dans la crinière blanche, se pencha légèrement en avant et plissa les paupières pour protéger ses yeux. Le soleil brûlait la plage, bien plus chaud que ce que l’on aurait pu attendre en cette journée d’entre deux saisons, et le sable volait en éclats au rythme des foulées. Il n’y avait devant Laélia qu’un large espace vide niché au creux d’une falaise. La jeune femme tourna un instant les yeux vers les rochers. La lumière y ruisselait, colorant la pierre de reflets roses.
— Plus vite, Myrabel, souffla la jeune femme.
La jument n’entendit pas l’injonction, mais sentit le désir de sa cavalière et accéléra. Laélia libéra la bride sur l’encolure pour lui laisser toute la liberté de mouvement. Elle modifia le poids de son corps pour diriger Myrabel vers les vagues, heureuse de se sentir aussi à l’aise alors qu’elle n’était pas montée à cheval depuis de longs mois. La jument infléchit sa course. En plus des gouttelettes de sable, jaillit autour de Laélia une pluie inversée de larmes salées.
« Ma robe va être dans un sale état », ne put s’empêcher de penser la jeune femme.
Elle l’avait choisie assez flottante pour lui permettre de monter à la manière des hommes, ce qu’elle préférait de loin. Elle tenta de chasser la culpabilité qui s’installait en son cœur. Ce n’était pas elle qui devrait nettoyer le vêtement et elle ne manquait pas de tenues au cas où, fort improbable, la robe subisse des dommages.
« Concentre-toi sur la liberté et le plaisir du moment ! », s’apostropha-t-elle. « Oublie les bonnes manières. »
Elle n’arriva toutefois pas à se défaire complètement d’un certain malaise. Elle savait qu’elle risquait le regard ahuri de sa mère et la seule pensée de lui déplaire la troublait.
— Donne tout… murmura-t-elle une nouvelle fois à l’adresse de la jument.
Myrabel filait, rapide et puissante. Laélia retrouva une forme de sourire tout en se demandant comment elle avait pu se passer si longtemps de cette sensation folle de voler. Elle caressa d’une main l’encolure alezane et se rappela le jour lointain où Ayden, son mari, lui avait offert la jument. Elle bloqua immédiatement la vague de douleur interne que provoquait l’évocation des jours heureux, glissa les yeux sur la mer et eut un petit soupir exaspéré. Elle était décidément incapable de se laisser aller comme elle l’aurait souhaité.
Son regard attrapa un petit voilier qui jouait avec les flots. Il se dirigeait vers le port, invisible de ce lieu, mais que Laélia savait juste derrière la crique.
— Je suis si proche de Veema…
Un sentiment ambivalent envahit son cœur en songeant à la cité royale de Varsën. Elle désirait tout à la fois préserver et fuir ce monde qu’elle avait cru stable et qui se fissurait peu à peu, échappant à son contrôle.
« Tu n’es pas malheureuse ! »
Elle se le disait souvent. Sans parvenir à gommer totalement l’ombre qui envahissait son âme et menaçait de la noyer de ténèbres. Laélia plongea soudain le visage dans la crinière de Myrabel et se concentra sur le contact avec l’animal. Juste à l’entrée de la plage, elle avait ôté la selle pour se sentir plus proche de sa monture. La technique fonctionna. Les ombres reculèrent.
« Vas-y ! » cria-t-elle intérieurement.
La jeune femme ferma la bouche et savoura les sursauts des crins fous sur ses joues, le goût de sel sur sa langue, le craquement des grains de sable sous ses dents. La plage défilait à toute allure. Elle avait beau être longue, Laélia ne tarderait pas à arriver à son extrémité. Elle se redressa un peu pour ralentir la jument et l’entraîna davantage dans la mer.
« Je pourrais recommencer », pensa encore la jeune femme.
Immédiatement, elle y renonça. Elle n’avait pas assez de temps ce jour-là. Elle n’était pas sortie pour une échappée équestre, elle ne pouvait plus se l’autoriser. Elle était ici par nécessité et n’avait simplement pas pu résister.
« Il me coûtera l’approbation de maman », se dit-elle encore.
Elle rejeta une nouvelle fois la pensée. Myrabel était désormais à quelques dizaines de foulées de la falaise qui fermait la plage. Laélia lui tapota l’encolure pour la remercier.
« C’est bientôt fini. »
La crispation interne s’accentua.
— Non !
Laélia ne savait pas d’où était venue la force qui gonflait dans sa poitrine et l’avait incitée à crier, elle qui n’élevait jamais la voix pour exprimer ses émotions. Elle sentit la vague pousser sur son cœur. D’un seul coup, elle perçut avec une acuité fulgurante la caresse du soleil sur sa peau. Les cris lointains des mouettes explosèrent dans ses oreilles, très vite rejoints par le brouhaha confus de centaines de voix en provenance de Veema. Les odeurs multiples d’iode, de terre, de sueur bouillonnaient dans ses narines en un mélange qui lui donna la nausée. Son regard, fixé sur la barrière de roche qui approchait, en décelait la moindre des aspérités, les brins d’herbe qui s’y accrochaient au hasard, les déclinaisons d’ocre, de saumon, de rose et de noir de la pierre. Des étincelles de lumière dorées voltigeaient désormais autour de la tête de la jeune femme. Elle les reconnut. La magie venait à elle une fois de plus.
— Non ! cria-t-elle une nouvelle fois sans ne rien pouvoir empêcher.
Elle avait perdu le contrôle et de son corps et de son esprit. Pourtant, elle n’avait pas le droit ! Elle ne pouvait pas laisser exprimer ce qu’elle enfermait depuis toujours. Laélia ferma les yeux pour se protéger de l’explosion de ses sens.
La jeune femme se raidit et tenta de rattraper les rênes pour ralentir la jument. Trop tard. De légers picotements grimpèrent le long de ses doigts et se transformèrent bientôt en une décharge qui irradia dans son bras. En une fraction de temps, la pression envahit tout son être. Laélia rouvrit les paupières et aperçut un morceau de nuage laiteux juste avant de sentir son corps basculer. Elle percuta les vagues dans un éclat de perles brouillées. L’eau pénétra ses yeux, son nez, sa bouche. Elle l’étouffa. Laélia s’en rendait à peine compte, tant la douleur la serrait dans un étau implacable.
« Je vais mourir », songea-t-elle.
Pourtant, aussi rapide qu’il était arrivé, le flot de douleur régressa. Laélia battit des mains pour tenter de reprendre le contrôle de ses membres emmêlés.
« Il faut respirer ! »
C’était la seule pensée qui parvenait à son cerveau. Impérieuse. Sa tête émergea enfin. Elle cracha, pleura, avala une gorgée salée au moment où les flots frappaient son visage, insensibles à sa confusion. Quand la jeune femme retrouva assez de contrôle sur ses sens, elle entendit les cris à l’autre bout de la plage.
« Laissez-moi seule… », gémit-elle intérieurement.
La honte la submergea sans qu’elle puisse la contenir. Elle força ses jambes à se rassembler et se remit debout, heureuse d’avoir pied. La mer avait amorti sa chute et elle ne ressentait plus aucune douleur.
— J’aurais dû aller directement chez mes parents, murmura Laélia en faisant un pas en avant.
Sa longue robe bleue trempée pesait lourd et entravait ses mouvements. Le tissu se prit dans ses jambes alors qu’une vague plus intense s’écrasait contre la jeune femme. Elle perdit à nouveau l’équilibre.
« C’est pas vrai ! », gronda-t-elle intérieurement.
Elle était moins embêtée de la chute en elle-même que de l’image qu’elle renvoyait désormais aux gardes du palais. Elle se redressa pour la seconde fois et parvint à patauger jusqu’au sable. Elle avait à peine mis un pied au sec qu’un assaut de cavaliers aux visages graves l’encadra.
— Majesté ! Laissez-moi vous aider.
Ceoke, le chef de sa garde personnelle, sauta en bas de son cheval et se précipita vers la reine, main tendue. Laélia refusa d’un signe de tête ferme. Elle s’empêtra à nouveau dans sa robe et se força à s’arrêter pour reprendre contenance.
« Tiens-toi bien. Ne fais pas honte à ton rang ! », rappela la voix de sa mère dans sa mémoire.
— Pas de mal ? interrogea Ceoke qui ne savait plus vraiment quelle attitude adopter.
Les yeux de dix hommes étaient rivés sur leur souveraine. Laélia chassa toutes les pensées parasites et s’obligea à les regarder en face. Chaque membre de sa garde rapprochée appartenait à l’élite des guerriers de Varsën. Leur crâne soigneusement rasé sur les côtés ne laissait pour toute liberté à leur chevelure que la tresse plantée au sommet de leur tête. La longueur était proportionnelle au rang de l’homme. La tunique sans manche qui recouvrait leur torse ne dissimulait rien de leur musculature puissante. Elle était brodée d’une couronne noire à six sommets, représentative de Varsën. Laélia inspira profondément et répondit d’une voix posée :
— Rien de grave. Les vagues m’ont rattrapée.
Elle se félicita de sa maîtrise d’elle-même, car, à l’opposé, son cœur battait frénétiquement, son esprit saignait, ses émotions restaient embrouillées.
« Que s’est-il passé ? »
La question envahissait son cerveau. Elle avait une idée de la réponse et la redoutait plus que tout. Cela faisait très longtemps qu’elle n’avait pas vu danser les particules dorées devant ses yeux, qu’elle n’avait pas ressenti leurs effets. Elle avait presque cru que l’Alfëmāj ou Weylan, qu’on disait gouverner les puissances magiques, avaient eu pitié d’elle. Ou qu’elle avait inventé les épisodes précédents.
« Vraisemblablement, ce n’est pas le cas », pensa-t-elle alors que les larmes menaçaient d’envahir ses yeux.
À la crainte se joignaient une once d’envie de comprendre, de désir d’explorer et un besoin irrépressible de libération interne. Ces émotions l’accablaient d’autant plus que rechercher et apprécier la magie était l’un des pires crimes à Varsën.
« Ne pleure jamais devant témoin ! Ne te montre pas faible. »
Encore des paroles de sa mère. Laélia inspira profondément. Elle ne fléchirait pas aujourd’hui. Un autre de ses gardes ramenait Myrabel qu’il venait de récupérer sous les falaises.
— Vous désirez remonter ? questionna Ceoke.
Laélia avala sa salive. Trop salée. Comme s’il avait lu dans ses pensées, le chef des gardes fit signe à un de ses hommes, qui décrocha une gourde et la tendit à sa souveraine. La jeune femme hocha la tête en signe de reconnaissance et but longuement.
— Merci, fit-elle avec un sourire. Je vais remonter, ça ira.
Elle peinerait à marcher tant sa robe était mouillée et ne désirait pas non plus qu’on la croie effrayée, ce qui était loin d’être le cas. Un des gardes s’empressa de préparer la jument. On remit la selle avant de la présenter à la reine, qui flatta l’encolure ruisselant de sueur. Ceoke hésita, comme il le faisait toujours. Mais ne fit aucun geste. Il savait que Laélia refusait systématiquement son aide pour se hisser à cheval, sans parvenir à se départir totalement du sentiment de faillir à son devoir.
— Je vais me débrouiller, affirma la reine.
Elle perçut la crispation sur le visage de l’homme.
« Je ne veux pas qu’on me touche et je ne veux pas que tu comprennes pourquoi… », pensa la reine.
Elle rassembla les pans de sa robe, pinça les lèvres et attrapa la selle. Les longues années de pratique l’assistèrent. Un instant plus tard, elle était installée en amazone.
« C’était une mauvaise idée de vouloir m’échapper », songea-t-elle une nouvelle fois.
Elle avait cherché un peu de calme intérieur et n’avait provoqué qu’un bouleversement supplémentaire. Un vrai défaut de sagesse en cette période chargée d’entre-deux. Les cinq gouverneurs des provinces étaient arrivés la veille pour ne pas manquer le premier rituel indispensable à la préservation des frontières de Varsën.
« C’est ce soir », pensa Laélia en songeant au rôle-clé qu’elle aurait à jouer.
Les jours suivants seraient bien remplis également. Les gouverneurs s’attendaient à être reçus et écoutés dans leurs rapports. De nombreuses questions primordiales pour l’avenir du royaume allaient être abordées. Si, en règle générale, Laélia laissait la gouvernance politique et économique à Ayden, son mari et roi de Varsën, elle savait qu’il appréciait sa présence lors de cette période particulière.
— Ça rassure tout le monde de nous voir ensemble, avait-il redit le matin même. C’est un moment difficile pour le peuple.
Pendant longtemps, Laélia n’avait pas très bien compris cette crainte commune à la plupart de ses concitoyens. Les périodes d’entre-deux – qui revenaient par deux fois dans l’année et marquaient le passage de l’été à l’hiver et de l’hiver à l’été – étaient pour elle synonymes de fête. Elle ressentait même une excitation étrange à l’idée de perpétrer les rituels.
« C’est mal. Tu devrais les redouter, pas les désirer ! », se redit-elle en ordonnant à sa monture d’aller de l’avant.
Les gardes la laissèrent passer et, en silence, se rangèrent derrière elle.
Depuis cinq ans, les choses avaient changé. La tristesse l’envahit et elle lutta pour ne pas la laisser transparaître sur son visage. Elle repoussa en arrière les mèches de cheveux roux échappées de sa longue tresse et que les jeux du vent soufflaient sur son visage. Sans succès. Elle renonça.
— Passons par la porte nord.
Laélia sursauta. Prise dans ses pensées, elle n’avait pas vu Ceoke amener son cheval à sa hauteur. Son visage était lisse, mais, au fond de son regard, naviguait une inquiétude sourde.
« J’aurais vraiment dû rester au palais », gémit Laélia intérieurement.
La dernière chose dont elle avait besoin était que les gardes, puis le peuple commencent à se poser des questions.
« Tu la mets en danger… », murmura sa conscience.
« Je ne pouvais pas savoir que les étincelles reviendraient », rétorqua-t-elle sans pour autant se satisfaire de cet argument.
Il n’était qu’à demi vrai. Elle venait de mettre en péril sa famille par désir puéril de galoper sur la plage. Et sans doute aussi à cause d’une volonté inconsciente de repousser le moment de franchir la porte de ses parents.
— Très bien, affirma-t-elle.
Elle fut reconnaissante à Ceoke d’avoir pensé à ce détail. À l’aller, ils étaient venus par la route du port et avaient longé la grande muraille de la ville. Il y avait là un étroit sentier de sable qui suivait la côte et menait à cette plage. Laélia appréciait particulièrement ce chemin proche de la mer. Mais la porte du port obligeait à traverser les trois quarts de la ville avant d’accéder au quartier de Losrian, dans lequel avait grandi la reine. Dans l’état où elle se trouvait, Laélia préférait ne pas s’exposer au regard du peuple plus que nécessaire.
Ses pensées allèrent à Yowan, son père, alité depuis maintenant plusieurs lunes et dont la santé déclinait de jour en jour. Ylaïs, sa mère, avait fait envoyer un messager au palais la veille. Elle ne savait combien de temps encore son mari survivrait et espérait une visite de Laélia. Le cœur de la reine se serra. Elle redoutait de laisser seule sa fille Raya, raison pour laquelle elle ne quittait que rarement les couloirs royaux. L’emmener avec elle présentait plus de danger encore.
« Vas-y », l’avait encouragée Ayden. « Tu susciteras moins de questions. Kelissy veillera sur Raya. »
Laélia avait cédé. Elle ne pouvait se résoudre à l’idée de ne plus jamais revoir son père.
Les cavaliers infléchirent leur course pour suivre un sentier qui grimpait vers l’intérieur des terres. Laélia attrapa la crinière et se pencha en avant pour soulager le dos de sa monture. Ils serpentèrent un moment autour de grands arbres. La mer avait disparu. Il ne restait qu’une végétation abondante qui aspirait les sons. Le pépiement des oiseaux multicolores qui jouaient dans les feuillages parvenait atténué aux oreilles de la reine. Les claquements des sabots des chevaux eux-mêmes étaient à peine perceptibles, gommés par la mousse qui recouvrait le chemin. Laélia frémit devant le contraste saisissant avec l’explosion de ses sens vécue quelques instants auparavant.
Un écureuil se sauva devant elle, grimpa le long d’un tronc avec une rapidité fulgurante et se réfugia loin des regards. Laélia en aperçut d’autres, leur queue argentée en panache, qui observaient les cavaliers d’un œil prudent. Elle se baissa pour éviter une branche chargée d’un feuillage vert vif. Même si c’était difficile à croire en l’état actuel des choses, la jeune femme savait que le lendemain, la forêt entière ne serait plus qu’une déclinaison de couleurs flamboyantes. Les rouges se conjugueraient aux oranges et aux jaunes. Des milliers de teintes de marron s’y marieraient.
— On dirait que l’Alfëmāj peint Varsën en une nuit, avait-elle déclaré un jour, enfant.
— Tais-toi, avait répliqué son père, les sourcils froncés, l’œil sombre.
Elle avait compris un peu plus tard que le simple fait d’évoquer cet événement provoquait un malaise. L’Alfëmāj était parti depuis trop longtemps et parler de magie demeurait interdit. Laélia soupira à ce souvenir. Depuis sa jeunesse, elle rêvait de passer la première nuit de la période d’entre-deux d’automne à l’extérieur. Pour guetter le changement de couleur des arbres. Elle n’avait jamais pu le faire. Ses parents étaient trop attentifs à suivre les traditions pour ne pas se barricader derrière leur porte close avant la bascule du jour vers le suivant. Elle avait cru, en épousant Ayden, accéder à la liberté. Force était de constater que, malgré sa position et l’amour qu’elle portait à son mari, elle n’avait fait que plonger dans une autre prison.
Le cheval émergea des arbres et Laélia tourna la tête vers la ville. Les hautes murailles ocre s’étendaient à sa droite. La grande porte était ouverte à cette heure, témoin des allées et venues d’une foule plus compacte que les jours précédents. La période de l’entre-deux était l’occasion pour plusieurs familles de se retrouver et, pour les marchands, de se rassembler à Veema. Laélia pinça les lèvres en constatant qu’elle n’échapperait pas aux regards.
« Redresse les épaules, reste fière », s’encouragea-t-elle.
Elle glissa une nouvelle fois les doigts sur le sommet de sa tête pour tenter d’aplatir les mèches rebelles.
« Ne pense à rien. Souris et salue la foule. »
Elle se sentait mal. La robe trop lourde collait à sa peau, lui donnant l’impression d’être captive de son propre corps. Elle avait tout à la fois trop chaud et frissonnait sous la caresse mouillée.
Le regard de la reine quitta la grande porte qui approchait pour se poser sur le rivage de la mer, à sa gauche. Échouées sur le sable, les grandes barques des wán attendaient les défunts pour les emmener à leur dernière demeure, l’île de l’Autre Monde. Quelques hommes sortaient à l’instant du grand bâtiment de la maison des morts. Ils transportaient un corps posé sur une grande planche de bois. Laélia frissonna. Autant à l’idée que son père puisse bientôt se trouver à la place du cadavre qu’à la vue des wán. Même de loin, on percevait les défauts physiques dont ils étaient affublés. Jambes ou bras plus courts, taches de naissance un peu trop nombreuses, membre tordu. Quel que soit le manquement à la norme, les bébés qui présentaient des défauts physiques étaient rejetés de la société de Varsën. Les filles mouraient, abandonnées à la naissance. Les garçons qui avaient de la chance pouvaient être adoptés par la caste des wán.
Le regard de Laélia se posa sur un homme aux larges épaules nues, constellées de taches blanches. Il leva les yeux et observa l’escorte royale. La jeune femme le reconnut. C’était Hadriel, le maître de la barque des morts réservée aux plus riches habitants de Veema. La reine frissonna une fois de plus. Lors de sa dernière sortie, plusieurs mois auparavant, son cheval avait fait une embardée en quittant la forêt. Le wán s’était jeté devant elle pour arrêter sa monture. Ce jour-là, les gardes l’avaient plaqué au sol, tandis qu’il suppliait de pouvoir parler à la souveraine. Il n’avait pas d’armes, le regard fervent. Laélia avait ordonné de le laisser s’exprimer.
— Pitié, j’ai besoin d’une entrevue avec le roi, s’était exclamé l’homme. Les wán souffrent.
Il n’en avait pas dit beaucoup plus, mais Laélia avait été profondément touchée par sa demande et avait promis d’en parler à Ayden. Ce qu’elle avait fait en rentrant au palais. Son mari avait hoché la tête.
— Peut-être faudrait-il s’occuper un peu des wán en effet, avait-il annoncé. C’est cependant un sujet complexe.
Laélia n’avait rien ajouté. Elle comprenait parfaitement. Répondre à cette demande, c’était révolutionner les coutumes de Varsën. Or, Ayden se montrait frileux à l’idée de toucher à l’équilibre d’un système qui, bien qu’imparfait, fonctionnait.
— Il ne faut pas bouleverser le peuple, disait-il souvent.
Laélia approuvait. Elle avait été élevée avec cette idée de ne pas faire de vagues, de suivre les lois, de s’y plier. La jeune femme serra les doigts sur les rênes et repoussa les souvenirs. Comme les gardes se déployaient autour d’elle pour venir encadrer son cheval, Laélia eut la très nette impression de perdre la dernière once de liberté qu’elle possédait. Qu’ils soient là pour la protéger ne comptait pas. Ce matin, elle n’arrivait pas à chasser la sensation qu’elle n’était plus la reine de Varsën, mais une condamnée que l’on menait à la mort.
Échappez-vous dans mes univers imaginaires…
Entrez votre email pour recevoir chaque semaine des extraits de mes futurs romans et des textes inédits réservés à mes lecteurs les plus fidèles :