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26 septembre 2018

Je me réveille en sursaut. Mon esprit complètement embrumé peine à faire la distinction entre le rêve et la réalité. Et puis, lentement, je perçois la respiration régulière d’Antoine à côté de moi, la douceur des draps sur ma peau, l’obscurité familière de ma chambre. Je referme les paupières quand un frottement contre le mur me réveille tout à fait. Deux secondes plus tard, j’entends des petits pas dans la chambre adjacente puis le « clac » caractéristique de la poignée de la porte. Je me redresse immédiatement, cherche à tâtons mon portable et allume la torche.

Elvina apparaît dans la lumière.

Je me propulse hors du lit. Il est 3h10. Sans un mot nous nous dirigeons vers la cuisine, habitude imperturbable. Pasha nous rejoint. Je sors le flacon de mélatonine et je mesure 2ml dans la pipette avant de la tendre à Elvina. Je bâille. Ma fille avale le médicament. Nous sommes passés à 5ml le soir au coucher et je lui redonne presque systématiquement 2ml dans la nuit. Moyennement cela, on évite les longs réveils de plus d’une heure. Et parfois, on arrive à la faire dormir jusqu’à 6h. Je bâille une nouvelle fois. Les secondes paraissent des heures. L’appel de mon lit est extrêmement fort. Je me dis que je ne m’habituerai jamais à être tirée ainsi du sommeil. Elvina, elle, est plutôt alerte. Elle tire le tiroir de la vaisselle et s’exclame :

— Maman dodo.

— Tu veux boire ma puce ?

Je la regarde farfouiller parmi les verres. Choisir le bon récipient est si important pour elle que je refuse de me battre… même si je perds de longues secondes, debout, mes pieds nus sur le carrelage gelé. Tandis qu’elle hésite entre le verre rose et celui avec les princesses Disney, j’enroule mes bras autour de mes épaules. Ma nuisette ne me protège pas de la fraîcheur de l’air. Je me dis qu’il sera bientôt temps de rallumer le chauffage. Enfin, Elvina me tend le verre. Cette nuit ce sera les princesses. Je le remplis à demi et le lui rends. Comme d’habitude, elle ne boit qu’une gorgée avant de vider le récipient dans l’évier. Elle attrape son doudou tombé au sol et se dirige vers la porte du couloir. Je suis avec la lumière. Soudain, elle s’arrête et pointe le mur.

— Maman dodo.

Je regarde l’endroit désigné. Avec l’aide de son orthophoniste, nous lui avons confectionné un emploi du temps. Elle colle des étiquettes pour indiquer les différentes activités de la journée. L’étiquette qu’elle me désigne est « dormir ».

— Oui, c’est encore l’heure de dormir.

Elvina se contente de cette explication, se détourne, fait deux pas et s’arrête de nouveau.

— Maman pipi !

— Oui ma chérie.

Je l’attendais cette demande. Après la mélatonine et le verre d’eau, la suite logique est le passage aux toilettes. Au début, c’était un jeu. Une façon de retarder le moment de retourner au lit. Elvina sait que je ne peux lui refuser le passage aux w.c. Mais depuis plusieurs semaines, elle fait réellement pipi lorsqu’elle le demande et, ce qui me plaît, elle est propre la seconde partie de la nuit. J’ai même l’impression que les couches sont moins mouillées en début de nuit.

« Ne te fais pas d’illusion ma belle… » chuchote ma voix intérieure tandis qu’Elvina retire sa couche.

En réalité, je ne m’en fais aucune. Dans mon groupe de parents de SMS, j’ai lu de nombreux témoignages. Les enfants sont propres la nuit très tardivement. 12 ans, 14 ans voir plus pour certains. Ce n’est pas demain que j’arrêterai d’acheter des couches. Qu’importe. Elvina progresse et c’est l’essentiel.

— Maman ! me dit ma fille en me tendant la couche sale.

Sur la question de qui va jeter l’objet à la poubelle, sa position varie. Cette nuit, ce sera moi. D’autres fois, elle insiste pour le faire elle-même.

— Maman !

Un instant je ne comprends pas ce qu’elle me demande et puis je réalise qu’elle veut que je fasse comme d’habitude, que je pose mon téléphone sur le petit tabouret à l’intérieur des toilettes. Je m’exécute. À cette heure de la nuit, je ne veux pas contrarier ses rituels. Je n’ai qu’une envie : rejoindre le plus vite possible ma couette. Alors, ce n’est pas le moment de déclencher une crise. Tandis qu’Elvina s’essuie, je me dis que j’ai quand même de la chance : en général elle ne hurle pas ou pas trop en pleine nuit. Parfois, elle est d’une humeur massacreuse et je sais qu’aucun de mes efforts ne sera récompensé. La plupart du temps, les choses se passent bien.

— Non ma puce, ne tire pas la chasse, ça risque de réveiller Awa et Nana.

Elle essaie chaque fois. Je répète les mêmes mots nuit après nuit. Elvina ramasse son doudou, je reprends le téléphone et manque de buter contre Pasha qui nous attendait à la porte. Elvina le contourne et court vers la chambre pour récupérer une autre culotte-couche. Elle me surprend en s’asseyant directement sur une petite chaise. J’hésite. La règle immuable du rituel voudrait qu’elle emmène la culotte à la salle de bain, se lave les mains et l’enfile après. Aucun son ne franchit mes lèvres pour lui proposer cette solution. Je me dis que si elle oublie les mains, ce n’est pas si grave et que je gagnerai ainsi quelques secondes – toujours cet appel irrésistible de mon lit… Je m’accroupis devant elle. À cet instant, elle me regarde, les yeux pétillants de malice. Elle désigne mon téléphone. Je sais ce qu’elle veut. Elle n’a pas besoin de paroles pour cela. Je lève mon téléphone et l’oriente pour obtenir l’effet souhaité. Mon portable possède une lanière et Elvina s’est rendu compte il y a quelque temps que celle-ci produisait une ombre quand j’allume la torche. Elle me réclame presque chaque nuit que je joue avec cette ombre pour la promener sur son pied, sa main ou même le sol de la chambre.

— Oh ! Oh ! fait ma fille, ravie.

— Chut… pas trop fort. Awa, Nana et papa font dodo.

Les yeux d’Elvina pétillent de joie alors que l’ombre caresse ses membres. Et je souris. Malgré ma fatigue. Malgré les hurlements d’appel de mon lit dans la chambre à côté. Je déteste ces moments durant lesquels mon corps lutte. Je voudrais refaire des nuits complètes sans réveils en sursaut, sans rituels. Sans cette torture constamment renouvelée. Et, en même temps, les nuits n’appartiennent qu’à moi. Les sourires complices. Les bisous qui n’en finissent pas. L’ombre forme un cocon autour de nous. On chuchote à l’intérieur. On est comme seules au monde. Oui, la nuit n’appartient qu’à moi. Elle est le symbole de l’amour que je peux apporter à Elvina, l’amour en action.

— Allez, ma chérie, ça suffit maintenant.

Je pose le téléphone sur le lit. S’ensuit un nouvel exercice de patience. Elvina tient à enfiler sa couche seule. Elle bataille. Son pied manque le trou. Elle recommence. Elle y est presque. Je tends la main. Elle se recule d’un coup pour éviter mon aide. Tout est à recommencer. Je contiens mon envie de l’attraper et de lui enfiler cette couche. Ça se finirait en hurlements.

— Mets ta couche ma chérie…

Trois fois, quatre fois, six fois je répète la phrase. Enfin les deux pieds sont à la bonne place. Elle se lève et remonte la culotte. Elle a beau être propre la seconde moitié de la nuit, je ne prends aucun risque. Je me relève. Elvina passe les bras autour du cou de Pasha et lui fait un gros câlin. Puis, elle monte sur son lit. Le golden retriever s’installe à ses pieds.

« Dernière ligne droite », annonce ma voix intérieure.

Je colle deux baisers sur chacune des joues d’Elvina. Elle attrape ensuite ma main. Toutes les nuits, au moment de la recoucher, il nous faut prier. Je bâille, courbée en deux au-dessus du lit.

— Merci, mon Dieu, de donner une bonne fin de nuit à Elvina et…

Elle ne me laisse pas aller plus loin et me coupe la parole immédiatement :

— Papi-Mamie…

— Garde papi et mamie s’il te plaît…

— Awa-Nana…

Et ainsi de suite, Elvina passe en revue toute la famille -je remercie Dieu de n’en avoir qu’une petite- sans oublier personne, pas même le chien. Elle insiste également pour qu’on prie pour les amis proches. J’arrive enfin au bout de la liste. Encore quelques baisers pour chacune des joues de ma petite princesse. Elle aussi me mouille le visage de ses bisous. Elle y met tellement de cœur que je souris de nouveau. Je me redresse. Immédiatement, elle me désigne la guirlande de dessins et de photos qui pend à côté de son lit.

— Oui ma grande, il y a la photo de l’école, celle de la gym et puis la peinture que tu as faite en classe…

À nouveau, elle insiste pour qu’on les passe tous en revue. Parfois, je fais sauter ce dernier rituel. Et elle accepte. Mais elle redemande tous les soirs et toutes les nuits. Je recule vers la porte, soulagée. J’envoie quelques baisers de plus et murmure :

— Au revoir, Elvina, à demain.

— Au revoir, me répond-elle.

Je referme la porte doucement. Je fais les quelques pas qui me séparent de mon lit et me coule sous la couette avec délectation. J’éteins la torche. Il est 3h25. J’inspire profondément, bien décidée à me rendormir rapidement. Je n’y arrive pas toujours. J’ai développé quelques habitudes fondamentales pour faciliter les choses : par exemple, j’évite d’aller aux toilettes même si j’ai un peu besoin parce que ça réveille trop mon corps. Et je ne bois surtout pas.

— Maman !

Je m’enfonce dans mon oreiller. Non, ce n’est pas possible ! D’habitude elle ne me rappelle pas. Qu’est-ce qui se passe ? J’attends, tendue. Une seconde plus tard, elle crie de nouveau. Je l’entends pleurer. Avec un profond soupir, je repousse la couette, reprends ma torche et repose les pieds par terre.

— Qu’est-ce que tu as ma puce ? C’est l’heure de faire dodo.

À la lumière de mon téléphone, je la vois me faire le signe de « se laver les mains ». Je me mords la lèvre. Oui, bien sûr… J’ai cru y échapper, mais tout temps gagné sur les rituels peut se retourner contre moi.

— Allez viens…

Je préfère céder. C’est une question de survie. La nuit, je n’ai pas la force de me battre. Ravie, Elvina saute du lit, le chien sur ses talons. Les deux envahissent la salle de bain. Je reste à la porte et dicte la conduite à suivre à Elvina :

— Tu mouilles tes mains… très bien. Maintenant, tu mets du savon… super. Allez frotte ! Et puis tu rinces.

Une fois ses mains essuyées, Elvina retourne dans son lit. Cette fois, je fais sauter la prière, ce qu’elle accepte. Elle ne redemande pas non plus le passage en revue des dessins et des photos. Seulement les bisous sur les deux joues et ceux envoyés au creux de la main depuis la porte d’entrée de la chambre.

— À demain ma puce.

Je referme la porte. Parfois, à cet instant, elle se met à crier. Parce que j’ai dit un « au revoir » de moins que ce à quoi elle s’attendait. Ou qu’elle a l’impression que je n’ai pas répondu assez à ses bisous envoyés. Cette nuit, je savoure le silence revenu. J’espère seulement que Manon ne cauchemardera pas et que je vais enfin pouvoir me rendormir. Je retourne dans mon lit. Il est 3h34. Antoine dort toujours. Je sais que son réveil sonnera à 4h ce matin. Je savoure l’idée qu’aujourd’hui est un mercredi et que je vais pouvoir traîner un peu pendant qu’il s’occupera des filles. C’est sur cette belle idée que je me rendors. 

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