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L’un des endroits les plus fascinants et les plus étranges de mon roman est le Gouffre Vert, un gouffre qui s’ouvre en plein coeur du village Gandaris de Lo-Oraly.
Je vous laisse le découvrir…

– Schimeï…

Schimeï se retourna sur sa couche, heurta le bord de la tente et se réveilla brusquement. Un peu surpris par l’obscurité profonde qui régnait autour de lui, il mit un moment à réaliser qu’il ne se trouvait plus dans la maison d’Aouna à Val-Torel mais à Lo-Oraly pour la fête de l’équinoxe.
Le mur de peau bougea légèrement.

– Schimeï ! répéta la voix derrière la paroi souple.

Le jeune homme se souvint soudain du défi qu’il devait relever. Et ll s’en voulut terriblement de s’être endormi. Peut-être qu’il était déjà trop tard ?

– J’arrive, murmura-t-il.

Il repoussa la couverture et se leva. Courbé en deux, il enjamba le corps de sa grand-mère puis s’arrêta au-dessus de Selgaa. Il prit le temps de vérifier qu’elle dormait profondément. Les terres interdites ne faisait pas peur à la jeune fille : elle aurait bien été capable de découvrir son plan et de l’accompagner ensuite. La respiration régulière de sa soeur le rassura et il se pressa vers la sortie.

Dehors, la lune violette l’acceuillit. Le ciel était d’un mauve foncé qui s’éclaircissait déjà.

– Merci, souffla-t-il à Luk-An.

– On a encore le temps mais il ne faut pas trainer…

Pieds nus, ils filèrent dans le détale des tentes dressées sur la prairie. Il y en avait plusieurs dizaines : Val-Torel d’un côté, Rocs-Gris un peu plus à l’ouest, Py-Landis et Mon-Panev. Les fanions de chaque village flottaient dans la nuit, au bout des perches de bois qui délimitaient les zones de chacun. S’il manquait encore les habitants de Jaé-Sion, Da-Nael et Fan-Galou, l’air, saturé par l’odeur des feux de camps, était déjà imprégné par l’excitation des retrouvailles.
Schimeï tourna la tête vers le sud. Par delà les maisons, on apercevait le bord de la falaise qui plongeait vers Petite Baie, presque au niveau des pinces de crabes. Plus loin se trouvaient les barrières rocheuses de la terre nouvelle promise par Elion mais également un horizon infini sur lequel apparaîtrait bientôt les deux soleils.
Un frisson parcourut Schimeï. Il désira soudain être aussi léger que l’aigle qui flottait si souvent au-dessus de ses pas. Et partir à la découverte de cet ailleurs.

A regret, il abaissa son regard vers les premières habitations de Lo-Oraly. Le village ressemblait à celui de Val-Torel. A une différence près : un gouffre immense s’ouvrait en son centre et descendait jusqu’à la mer. Certains -et Schimeï était porté à les croire- murmuraient que Galliam avait déménagé à Val-Torel après sa prise de pouvoir parce qu’il ne parvenait pas à rivaliser avec la splendeur de cet endroit.

Les deux garçons ne croisèrent personne. Dès le lendemain, les choses seraient différentes car la traditionnelle fête de l’équinoxe débuterait. C’était donc leur première et dernière chance de relever le défi que se lançait un jour ou l’autre tous les jeunes Gandaris : descendre dans l’abîme, le plus loin possible. En réalité, la plupart se contentait d’entrer dans le tunnel qui menait au premier étage du gouffre. Il y avait là une plate-forme protégée par une avancée du rocher. Interdites aux jeunes. Utilisée pour stocker les provisions d’hiver et les armes de Lo-Oraly.
Schimeï ne comptait pas s’arrêter là. Il désirait emprunter les ponts de pierres qui traversaient le trou de part en part et menaient à la plage de galets noirs. Suivre le chemin des condamnés à mort…
A onze ans, il attendait ce moment depuis plusieurs années déjà et se sentait prêt à tenter sa chance. Luk-An, le seul à qui il avait parlé de ce projet un peu fou, avait décidé de l’accompagner.
Il s’interrogea un instant sur ce qui arriverait s’ils se faisaient surprendre. La punition serait certainement exemplaire…

Il repoussa cette pensée alors que les deux amis arrivaient au coeur de Lo-Oraly et passaient à quelques pas de l’immense gouffre. Schimeï s’était toujours demandé pourquoi les Gandaris avait choisi de construire leur village autour de cet abîme large de trente ou quarante pas. Ce n’était ni pratique ni sécurisé… simplement magnifique. Et un peu mystérieux.

Les pieds des garçons pataugèrent dans l’étroit ruisseau qui traversait Lo-Oraly et se jetait dans le gouffre. Bien trop fin, il ne faisait aucun bruit en tombant. Ils bifurquèrent ensuite vers la petite colline à l’est et le tunnel qui menait à l’intérieur de l’abîme. A l’entrée de la galerie, Luk-An hésita.

– Je n’irai pas jusqu’à la plage…

Il l’avait déjà dit la veille. Toutefois, son air sérieux troubla Schimeï et lui fit prendre plus assidûment conscience de leur différence d’âge.

– On verra… répliqua-t-il, évasif.

Lui aurait bien aimé tendre la main et frôler le bouchon de brume qui barrait le passage interdit. Il se persuadait depuis des jours et des jours qu’il en était capable.

– On ne viole pas la terre sacrée, insista Luk-An. Ce n’est pas digne de nous.

– La plage n’est pas sacrée, elle est maudite !

Il se souvenait parfaitement de cet homme, condamné par Galliam, deux étés précédents. On l’avait jeté dans les brumes. Trois jours après, on murmurait dans Lo-Oraly que les guerriers chargés de l’exécution de la sentence l’avait aperçu, flottant sur le lac au fond du gouffre. Mort. Son corps zébré de brûlures étranges, des spirales écarlates qui alternaient avec des morceaux de chairs complètement noirs.

– Tu joues sur les mots.

Luk-An le ramena brusquement au temps présent. Schimeï fit un signe de la main agacé.

– D’accord. On s’en tient à ce qu’on a décidé : on descend jusqu’au pont noir…

Celui duquel on jetait les condamnés.
Il inspira profondément puis ajouta :

– Mais je remonte de l’autre côté… en escaladant !

Sans quoi, le défi lui paraissait sans intérêt. Il s’attendait à une remarque. L’entreprise n’était pas sans danger même si la paroi présentait
des prises multiples -Schimeï avait pris soin de l’étudier les années précédentes-. Luk-An ne cilla pas à cette annonce.

– On escalade ensemble, répondit-il simplement.

Schimeï acquiesça et pénétra le premier dans le tunnel. Le plafond de roche lui frôlait le crâne dans un chatouillement désagréable. Derrière lui, Luk-An avançait légèrement courbé. Une forte odeur d’humidité, de champignons et d’algues imprégnait l’endroit, un parfum qui semblait remonter à l’origine de leur terre et qui, à lui seul, décourageait les enfants un peu trop téméraires.

Après une courbe à tâtonner dans le noir, les deux garçons aperçurent la lueur d’une torche. Ils débouchèrent bientôt sur la plate-forme circulaire qui courait tout autour du premier niveau du gouffre. Irrégulière, elle était à certains endroits larges de cinq ou six pas, à d’autres, d’à peine un pas.

– Voilà, se dit Schimeï. On y est !

Son coeur tambourina contre sa poitrine tandis qu’un sourire s’étirait sur son visage.

– Pas difficile finalement, se permit-il de murmurer.

Ils avancèrent sur la droite. De nombreux trous s’ouvraient dans la paroi rocheuses : des grottes minuscules et, pour la plupart, vides. Ils y jetèrent un rapide coup d’oeil et volèrent deux pommes au passage. Tandis qu’ils y croquaient dans les fruits, ils atteignirent la Grotte d’Elion dans laquelle brûlait le perpétuel feu sacré. L’un des gardiens dormait, l’autre leur tournait le dos. Ils en profitèrent pour passer sans se faire remarquer.

Ils empruntèrent ensuite le premier pont de pierres qui descendait en pente douce vers le second niveau. Le passage était large et presque plat, éclairé par les torches. Rien de compliqué pour les deux futurs guerriers. Schimeï termina sa pomme et lança le trognon dans le vide. Quelque secondes plus tard, il creva la surface de l’eau tout au fond du gouffre. On entendit à peine un « ploc ». Puis, le silence se referma autour des deux amis.

– Tu crois qu’on trouvera des cadavres ? souffla Schimeï.

Luk-An ne répondit pas.

Ils atteignirent sans encombre le second niveau. La plate-forme y était beaucoup plus étroite et elle ne faisait pas le tour du gouffre. L’excitation gagna Schimeï. Combien d’enfants arrivaient jusque là ?
Aucun à son souvenir.
Vingt pas les séparait du second pont de pierres. Ils les franchirent en vitesse, conscients des lueurs de l’aube qui éclairaient leurs pas. Il ne leur restait plus beaucoup de temps avant que Lo-Oraly ne se réveille.

Plus étroit que le premier, le second bras de roche leur demanda bien plus de concentration. Une mousse imprégnée d’eau le recouvrait sur toute la longueur.

– Fais gaffe, prévint Schimeï, toujours en tête, ça glisse.

Il avança avec précaution, conscient du poids de la roche tout autour de lui et du défi qu’il s’était imposé. Depuis six ans, il n’avait pas une seule fois désobéi aux ordres de Galliam. Une once de culpabilité vint entacher son enthousiasme.

– Tous les garçons entrent dans le Gouffre Vert, se rassura-t-il.

Il était promis à devenir l’un des meilleurs guerriers et le prochain maître des Gandaris. A destin spécial, défi spécial !

Encore quelques pas….

Au troisième niveau du gouffre, il n’y avait qu’une étroite corniche. Sans attendre, les deux garçons la suivirent. Le ventre plaquée contre la paroi humide ils avancèrent jusqu’à une toute petite plate-forme de laquelle ils passèrent sur un nouveau pont de pierre. Ils s’y assirent un moment, les pieds dans le vide, sans rien dire. Ils étaient arrivés.

Schimeï leva les yeux vers le haut du gouffre. Lo-Oraly avait disparu. On ne voyait que le ciel parsemé de petits nuages clairs. Puis, lentement, le regard du jeune garçon, glissa le long de la petite cascade, du haut de la falaise jusqu’au lac. L’eau devait être profonde car elle possédait la couleur de l’ébène. Elle entrait dans le gouffre par une ouverture plus haute que large, un tunnel qui, certainement, arrivait de la mer. La surface du lac était agitée de tremblements irréguliers qui courraient d’un bout à l’autre des parois rocheuses pour finir par s’échouer sur la plage de galets noirs.

Schimeï tourna la tête sur sa gauche pour mieux la détailler. Il était encore à une dizaine de pas au-dessus de la terre sacrée. Pourtant, son regard fut tout de suite happé par le bouchon de brume perpétuel qui, disait-on, dissimulait un autre trou de la falaise… ou peut-être quelques créatures des ténèbres, assoiffées de sang. Du haut du gouffre, on distinguait mal cet étrange endroit.
Ici, Schimeï pouvait contempler à loisir l’amas de flocons gris qui tournait lentement au bout de la plage. C’était fascinant, presque trop pour être naturel. Il se demanda un instant si Luk-An ressentait la même attirance, presque un appel, mais la voix de son ami ne trahissait aucune émotion lorsqu’il murmura :

– On est allé aussi bas que possible. Le jour se lève.

La connection entre Schimeï et les brumes se rompit brusquement, le laissant avec un sentiment d’inachevé.

– Viens, insista Luk-An.

Il le suivit à regret. Pourtant, dès qu’il trouva la première prise sur la falaise et qu’il commença à se hisser, l’excitation qu’il ressentait depuis la veille repris le dessus sur tout autre sentiment. La paroi verticale lui plaisait. Il aimait sentir ses muscles tendus par l’effort -il les avait si souvent entrainés sur les surplombs rocheux qui jouxtait la plaine des Bruyères- et ne ressentait aucune crainte.

Les deux amis, hors d’haleine, atteignirent le haut du gouffre au moment même où les soleils passaient la ligne d’horizon.