Aujourd’hui j’ai choisi d’utiliser un événement clé de la vie d’Aouna, la grand-mère de Schimeï, pour vous parler du régime alimentaire des Gandaris.
Couvrez-vous bien, on part au coeur de l’hiver !
La neige recouvrait le sol en une couche épaisse qui montait jusqu’au milieu des mollets des deux hommes. Ils avançaient péniblement, face à la bise glaciale qui soufflait depuis l’aube. Des flocons tourbillonnaient en désordre autour des lourds manteaux de peau. Ils posaient des baisers glacés sur leurs joues rouges et s’infiltraient sous les capuches.
En tête, Joyr s’arrêta brusquement. Il se baissa et effleura de sa main gantée la trace de sang qui maculait la neige. Un nuage de vapeur s’envola tandis qu’il soufflait profondément.
« Relève-toi, elle n’est pas loin ! Elle ne peut t’échapper… »
Il se força à exécuter sa propre injonction. Il suffisait de persévérer encore un peu… Il fit un signe à l’autre homme. Un simple hochement de tête. Un échange de regards épuisés. Ils marchaient depuis la veille, au matin. Quand ils avaient quitté Val-Torel, le temps était incroyablement clair pour un jour d’hiver. Ils avaient eu de la chance, ils avaient débusqué la biche en fin de matinée. Mais le bois pourri de l’arc de Joyr avait cédé au moment où il lâchait sa flèche. Elle avait blessé l’animal sans le tuer. Depuis, ils le traquait.
« Pas le choix, il me faut cette biche. »
Joyr pensa à Aouna, sa toute jeune épouse, qui l’attendait à la maison. L’hiver avait été éprouvant. Alors que le ventre d’Aouna s’arrondissait lentement, la nourriture s’était faite de plus en plus rare. Les réserves de viandes séchées étaient terminées depuis longtemps. Il ne restait plus que quelques grains de maïs durcis par le froid, des pommes fripées et quelques racines à demi-pourries. Aouna se surpassait pour transformer les provisions insipides en plats acceptables mais elle ne pouvait pas faire de miracle.
Il devait ramener la biche, pour elle.
Un élan de gratitude envers Elion traversa son coeur. Il avait épousé celle qu’il aimait. Depuis un peu moins d’une année, il partageait le même toit, et, malgré les difficultés, le même bonheur.
Joyr fouilla dans les plis de son manteau à la recherche d’une galette de maïs. Elle était à demi-congelée mais redonna un peu d’énergie à son corps las. Ses pensées revinrent à la biche alors qu’il peinait dans la pente qui grimpait au-dessus de la colline des Bruyères. S’il l’attrapait et traitait la peau immédiatement, il pourrait faire des vêtements pour le bébé…
Non. Le bébé attendrait. Il était encore bien à l’abri.
Il s’arrangerait plutôt pour échanger la peau. Contre un nouvel arc. Il irait voir Kalior. Il en fabriquait de magnifiques.
Derrière lui, Jascon envoya une bordée de jurons. Il venait de glisser. Joyr aperçut le corps qui roulait dans un nuage blanc. Il s’arrêta enfin, puis, après un instant, leva la main et fit un signe qu’il allait bien.
– On devrait rentrer…
La voix parvint à peine aux oreilles de Joyr.
– Non ! Elle n’est pas loin.
Jascon se releva, frappa ses vêtements couverts de neige et réajusta son arc sur son épaule.
Joyr, attendait, les yeux rivés sur le sol. Dans le silence cotonneux, les traces de sang disparaissaient lentement.
– J’y vais ! cria-t-il. Tu me rejoins.
Si la bête lui échappait, il serait obligé de sacrifier ses trois dernières poules. Et il ne le voulait pour rien au monde. Aouna avait déjà été peinée de voir le nombre de ses volatiles réduits au fur et à mesure de l’avancée de l’hiver.
Sans attendre la réponse, il gravit les derniers mètres qui le séparaient du haut du surplomb rocheux. Sur sa gauche, il avait maintenant une vue imprenable que la plaine des Bruyères. Elle ressemblait à un grand lac glacé où rien ne bougeait. Le vent montait de la plaine.
Sur sa droite, la forêt. Les branches ployaient sous la neige jusqu’à toucher les congères au pied des troncs. L’ensemble formait une barrière naturelle percée par moment de trous noirs, au ras du sol. Trop bas pour permettre à la biche de s’y faufiler.
« Tant mieux » songea le chasseur. « Elle n’a eu d’autre choix que celui de longer le vide. »
Joyr avança avec un regain d’enthousiasme. Après tout, l’hiver toucherait bientôt à sa fin. C’était peut-être même la dernière grosse chute de neige de la saison. Bientôt, la forêt retrouverait sa parure de printemps. Aouna, qui n’avait pas son pareille pour dénicher de belles trouvailles lors de ses cueillettes, rapporterait à nouveau son panier rempli de carottes, de fenouils et des fruits sauvages dont il raffolait : myrtilles, mûres et groseilles. Il avait aussi repéré quelques cerisiers non loin de Val-Torel. Trop jeunes l’année précédente pour donner des fruits. Mais peut-être que cette année… sinon il se rabattrait sur les fraises. Elles poussaient toujours en abondance. A cette seule pensée, Joyr salivait.
Ses yeux se posèrent sur la neige. Les traces se faisaient plus profondes. Le sang plus abondant. Cette fois, c’était vraiment la fin ! Joyr sentait presque le goût de la viande fraîche sur sa langue, un goût dont il reprendrait très vite l’habitude. Dès le printemps, on trouvait du gibier en abondance sur la terre d’Elion : des cerfs, des sangliers, des lapins, et même des canards que Joyr attrapait sur les rives du lac étoile.
Un regard derrière son épaule. Jascon était arrivé en haut de la pente. Il apercevait la silhouette noire de son frère qui dansait au milieu des flocons.
« Encore quelques pas ».
Il en avait assez de la neige, du froid, des tempêtes. Ah, comme il avait hâte que les routes s’ouvrent à nouveau ! Les échanges entre les villages Gandaris pourraient reprendre. Ce serait bon pour son commerce de peaux. Il pensa brusquement aux fromages de Jaé-Sion, aux moutons et aux chèvres qu’ils sacrifiaient lors de la fête de l’équinoxe…
« D’abord rattraper la biche », se rabroua-t-il.
D’elle dépendait tout le reste.
Enfin, au travers des flocons, Joyr la vit. Haletante. Acculée entre les congères et le vide. Le flan couvert de sang.
Le chasseur avança de quelques pas supplémentaires. Il détacha les lanières de son gant qui glissa au sol, sans un bruit. Faute d’arc, Joyr sortit son poignard. La bête n’esquissa pas un mouvement. Seul son oeil noir s’affola. Alors, très vite, l’homme plongea vers sa gorge et la trancha.
La biche eut un soubresaut puis ses jambes cédèrent.
C’était fini.
« Une bête magnifique » pensa Joyr.
Il oublia sa fatigue pour songer à la fierté dans le regard d’Aouna lorsqu’il rentrerait. Un sourire souleva ses lèvres craquelées et illumina ses traits tirés… juste avant de se figer.
« Attention ! » hurla Jascon dans son dos.
Le loup surgit d’un trou noir au pied des congères et attaqua avant que Joyr ne se soit remit de sa surprise. Le chasseur hurla alors que les puissantes mâchoires de la bête se refermaient sur sa main nue. Emporté par le poids de l’animal, Joyr fit trois pas en arrière. Son esprit embué par la douleur ne comprit pas lorsque son pied glissa. Pas plus quand son corps entier bascula dans le vide.
L’homme et la bête s’écrasèrent en bas du surplomb rocheux.