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Pour vous donner un aperçu du monde dans lequel vit Schimeï, voici le dernier texte qui présente les créatures imaginaires. Cette fois, vous rencontrerez les spectres des brumes : les ankas.

Il y avait la mort

L’odeur putride des chairs
Retournait l’air
Pour l’éternité

Interdit, Luk-An promena son regard sur la masse de cadavres qui recouvrait le sol. Il y en avait partout. Sur les bords du lac, sur toute la surface de la place et, plus loin, dans les ruelles tordues. Il en apercevait même en haut des tours qui dominaient la cité. C’était un enchevêtrement de corps empilés les uns sur les autres, des bras et des jambes qui se croisaient pour former des créatures aux têtes multiples, aux membres disloqués.
Du gris.
Du sang.
Des os saillant.
Des chairs en lambeaux.

D’abord, il crut qu’il s’agissait simplement d’hommes morts. Mais, très vite, il perçut le mouvement irrégulier des poitrines, les nuages de vapeur qui s’échappaient des bouches déchirées, les joues creusées par les gémissements.
Il tressaillit.

En réponse, les milliers d’yeux blancs le repérèrent. Et s’agrippèrent à lui.

Il y avait la mort

Les hurlement inutiles
Rendaient fragile
Pour l’éternité

Les mains se jetèrent à l’assaut de ses mollets. Il tenta d’avancer mais il était bloqué par les doigts enfoncés dans sa chair. Il était enterré dans les corps, englué dans le sang glacé.

Il chercha à nouveau une épée.
Un allié.
Des souvenirs pour l’aider.
Rien.

Malgré lui, son regard revint à la pierre liée à sa paume. Ce n’était plus une marguerite rouge mais une larme de cristal écarlate. Elle s’échappa soudain, rebondit sur les cadavres et explosa. Luk-An ferma les yeux sous le choc. Lorsqu’il les rouvrit, la pierre s’était démultipliée et Ies éclats formaient un chemin de lumière pourpre. Il serpentait entre les corps, traversait un pont et s’arrêtait à l’orêt de la forêt.

Il y avait la mort

Les mille regards haineux
Hurlaient l’enjeu
De l’éternité

Au-dessus des lanternes rouges apparurent des êtres sans consistance. Un frisson involontaire courut le long de la colonne vertébrale de Luk-An lorsqu’il reconnut les Ankas des brumes. Ils portaient un arc accroché à leur épaule vaporeuse, des flèches venimeuses dans leur carquois. Le vent faisait onduler leurs silhouettes et animait leurs yeux d’une flamme vermeille.

Un instant, Luk-An oublia les mains qui griffaient ses jambes.
Il savait qu’il devait suivre le chemin. Et affronter ce qui se trouvait au bout.

Il n’avait pas d’autre choix.

Il y avait la mort

Les mains aux paumes écorchées
Levaient l’épée
Pour l’éternité

Les bras le poussèrent.

Il releva le menton écrasa les têtes, pataugea dans le sang, grimpa à l’assaut des collines vivantes et perdit une multitude de lambeaux de chairs en se frayant un passage entre les ongles noirs. Dans son esprit vide ne dansaient plus que les éclairs de douleur et les plaintes aiguës des cadavres accompagnées de leur regard suppliant… comme s’il pouvait les sauver.
Accompagnées de leurs regards plein de haine… comme s’il les avait condamnés.

Chaque pas était une souffrance. Il résista. Il se noyait pourtant dans la masse vivante et glacée. Il se fondait dans les corps en décomposition, devenait lui-même l’un d’eux.
Il le savait.
Condamné.

Il tomba et continua à genoux.
Il devait aller au bout du chemin.
La masse hurlante continuait à le bousculer. Les Ankas le surveillait, moqueurs. Il les ignora. Il avait l’habitude.

Il posa une main sur le pont, le traversa, le souffle court. Il était arrivé au bout de la cité.
Là où les eaux se croisaient, se trouvait un grand cercle.
Un disque de verre transparent. Et noir. Traversé d’ondulations rouges.

Il y avait la mort

Et emporté par le vent
Un goût de sang
Et l’éternité

Luk-An escalada le dernier corps et roula dans le cercle.
Les Ankas l’enfermèrent à l’intérieur.

Très lentement, il poussa sur ses membres et se releva.
Il eut l’impression de se tenir en équilibre sur une fine pédicule de glace. Le froid qui montait du cercle mordit ses orteils. Il s’infiltra profondément dans la chair, grimpa dans sa cheville atteignit son mollet. Il continua sa progression au creux du ventre. Comme si une main géante l’emprisonnait.
Il fit un effort démesuré et inutile pour se libérer. Il savait – sans comprendre d’où lui venait cette certitude – que le bouchon de glace sauterait bientôt. Il libérerait alors les ténèbres et le feu.

Il compris que tout avait été vain.
Qu’il allait survivre.
Pour l’éternité.

Impuissant, il attendit. Le froid monta plus haut, envahit sa poitrine, toucha son coeur brisé et figea son regard.

Il y avait la mort

Les pensées noyées de larmes
Figeaient les âmes
Dans l’éternité.

Il n’y avait plus rien.
Que la douleur.
Le vide.
La faiblesse.
La certitude des ténèbres.
La pellicule de glace qui craquaient lentement.
L’attente…

Et soudain, surgit de nulle part un cri.
Un éclair de lumière blanche noya le paysage.
Tout disparut.

Il y avait
Des herbes jaunes dans lesquelles dansaient des papillons violets.
Et les soleils couchants
Qui emportaient la lumière et les temps
Pour effacer
Le sang
Sur les pavés.

Il y avait
des rues étroites à l’ombre des maisons désertées.
et sur le lac immobile, les spectres d’une vie passée.

Des bateaux au mat rongé. Des rames brisées.
Des algues bleues, partout accrochées.

Il y avait
au creux de son cil, une larme, inexpliquée.