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Un autre des personnages essentiels de Terres interdites est Luk-An, le meilleur ami de Schimeï. C’est ce guerrier quelque peu mystérieux que je vous propose de découvrir aujourd’hui.

Accroupi dans l’herbe, Schimeï passait un chiffon humide sur la lame de son épée. Son reflet se démultipliait dans l’eau des petits ruisseaux qui parrcouraient la clairière aux milles visages. Instinctivement, il leva la tête. Le sanctuaire était vide à l’exception des oiseaux qui peuplaient les arbres et emplissaient l’aube de leurs pépiements joyeux. Il soupira.

Comment les choses avaient-elles pu changer ainsi ? Et pourquoi continuait-il à venir ici ?
Chaque matin.
Seul.

Il se leva, rangea l’épée à sa ceinture et approcha de l’arbre creux. Il se pencha, juste pour vérifier… Oui, l’épée de Luk-An était bien là, cette arme magnifique que lui avait offerte son oncle, le meilleur forgeron de Rocs-Gris. Schimeï ne résista pas à l’envie de soulever la peau de cerf qui la protégeait. La lame impeccable apparut, fine et merveilleusement équilibrée. Luk-An avait déclaré que l’épée était digne d’un chef et qu’elle ferait de l’ombre à Selb, le maître des guerriers. Aussi la réservait-il aux combats matinaux avec son ami.
Etrange sensibilité…

– Travaillons la main gauche, avait proposé Luk-An il y a bien longtemps.

Schimeï avait fait la moue. Luk-An était le champion des idées étranges… mais intelligente. Le défi -et le secret- plaisait à Schimeï, aussi avait-il accepté. Il ne regrettait rien aujourd’hui. Les entrainements avec Luk-An faisaient le trait d’union entre la douceur d’Aouna sa grand-mère, et la brutalité avec laquelle le traitait Galliam, écho de celle de Selb. Son amitié pour Luk-An lui avait paru infaillible, éternelle.

Un rire amer.
Tout ça, c’était avant…
La colère envers son frère s’accentua. C’était sa faute s’il était seul ce matin… comme chaque jour depuis bientôt une année.

Schimeï voyagea en pensée sept ans plus tôt. Au moment de l’équinoxe, tous les villages Gandaris se rassemblaient pour leur fête rituelle du printemps. C’était aussi l’occasion de faire s’affronter les jeunes hommes : combat à l’épée, à mains nues, concours de tir à l’arc, course de vitesse et bien d’autres épreuves se succédaient pendant dix jours. Selb, alors sur le point de prendre la tête des guerriers, avait été frappé de la justesse des coups et de la force de Luk-An alors même que celui-ci n’avait que 14 ans. Il lui avait proposé une place dans sa troupe. Luk-An avait accepté. Il avait laissé Jaé-Sion, son village d’origine, ses parents et ses onze frères et soeurs pour rejoindre Val-Torel. Très vite, il avait démontré sa supériorité couplée d’un calme et d’une humilité qui lui avait fait grimper les échelons de la hiérarchie. Seb l’avait hissé au rang de second l’année précédente.

Et depuis, Luk-An ne venait plus à la clairière aux mille visages.

« C’était programmé d’avance », songea Schimeï avec amertume.

La santé fragile de Luk-An l’avait souvent mené auprès d’Aouna. Il s’était lié d’amitié avec Schimeï. Et, dès le départ, Selb avait tenté de les opposer l’un à l’autre. De les forcer à se détester. Il avait échoué mais Schimeï n’avait pas gagné non plus. Luk-An était insaisissable. Il ne parlait jamais de ce qui préoccupait son coeur. Une seule fois, il avait avoué que son sommeil était peuplé de rêves, souvent prémonitoires. Sous les questions de son ami, il avait rapidement détourné la conversation sur des sujets insignifiants.

La vérité, se dit Schimeï, c’est qu’il était jaloux. Depuis toujours. Depuis que Luk-An était arrivé à Val-Torel, lui avait offert une amitié sans faille tout en démontrant une fidélité infaillible envers Selb. On murmurait qu’il l’aimait. Cela, Schimeï avait bien du mal à l’admettre.

Les doigts du jeune homme s’arrêtèrent sur la poignée ciselée de fils rouges de l’épée. Puis, il laissa retomber la peau de cerf et se détourna. Ruminer le passé ne servait à rien. Il se faufila entre les buissons serrés qui entouraient la clairière aux milles visages. Pas de sentier pour y accéder. Lorsque Luk-An l’avait découverte, il avait juré que Schimeï et lui deviendraient les meilleurs guerriers Gandaris. Et c’était ce qui était en train de se produire.
Ou presque.
Schimeï se savait encore incapable de vaincre son frère.

« Un jour », se promit-il.

Il se pressa jusqu’au terrain d’entrainement, un grand pré qui jouxtait Val-Torel. Schimeï aperçut tout d’abord la silhouette massive de Selb. Puis celle beaucoup plus svelte et élancée de Luk-An. Ils s’affrontaient.
A nouveau, la jalousie vrilla le coeur de Schimeï.

Plusieurs hommes étaient déjà assemblés et observaient le combat. Schimeï les rejoignit tout en gardant un oeil sur les longs cheveux blonds -presque blancs- de son compagnon. Ils flottaient dans son dos au rythme de ses pas dansants.
Luk-An était rapide, peut-être juste un peu plus que Selb. Implacable et juste dans ses frappes. Il possédait une grâce que Schimeï ne comprenait pas. Comme s’il n’avait aucun effort à fournir. Comme s’il s’agissait juste d’un jeu insignifiant. Combattre paraissait si simple quand on le regardait !

Schimeï ne put s’empêcher de sourire. Les autres guerriers sortaient du terrain d’entrainement poussiéreux, sauvages, échevelés. Mais même dégoulinant de sueur, Luk-An restait impeccable. Sur son torse nu, le tigre tatoué paraissaient vivant. Comme à son habitude, il portait un page de cuir et des jambières larges qui flottaient autour de lui comme les ailes d’un papillon. Presque féminin. C’est ce qu’on disait et cela suscitait les murmures moqueurs de ceux qui ne l’avait pas encore affronté sur le terrain d’entrainement. Ou des jaloux… Boar n’en manquait pas une pour le narguer.
Si Luk-An ne semblaient pas prendre garde aux ragots prononcées derrière son dos, il s’arrangeait pour faire ravaler leurs paroles aux hommes qui le provoquaient en face. En vérité, bien peu l’osait.

A nouveau, Schimeï pensa aux rumeurs. Celles qui soutenaient depuis longtemps que Luk-An aimait Selb. Ou que Selb n’avait pas choisi Luk-An uniquement pour ses qualités militaires.
L’agacement le pris lorsqu’il constata une fois encore qu’il était incapable d’affirmer ou d’infirmer quoi que se soit. Il admirait Luk-An. Il lui enviait cette maîtrise de soi dont il manquait si souvent lui-même et qui lui attirait les reproches de Galliam. Il enviait son courage infaillible qui l’avait aidé à vaincre les maladies. Son endurance qu’il travaillait sans relâche. Sa prestance. Son intelligence. Son détachement par rapport au monde, comme s’il n’était pas concerné par les soucis des hommes ordinaires. Sa foi infaillible en Elion, le dieu de leur peuple. Par bien des points Luk-An aurait été un meilleur apprenti pour Galliam. Un meilleur maître guerrier. Il était né pour être chef, et, inexplicablement, ne semblait pas désirer cette place.
Oui, Luk-An était un mystère.

Selb rompit le combat alors que les derniers guerriers arrivaient. Il leva un regard noir vers Schimeï. Chaque jour qui passait, celui-ci sentait la tension s’accroître entre eux. La haine couvaient dans l’ombre mais rampait doucement vers le jour… Il ne pouvait y avoir qu’un seul maître sur les Gandaris. Schimeï se jura que ce serait lui.

Il écouta d’une oreille discrète les premiers ordres de Selb et ne s’étonna pas outre mesure lorsqu’il se retrouva désigné pour lutter au corps à corps avec Luk-An. Alors qu’ils se mettaient en position, les pupilles claires de l’homme frappèrent celles de Schimeï.

« A qui ira ton allégeance le jour où Selb me déclarera la guerre ? » se demanda Schimeï.