Depuis l’âge d’un an, Schimeï, le héros de Terres interdites, porte autour du cou une étrange pierre qui change de couleur sans prévenir et qui est dotée d’étranges propriétés.
Découvrez aujourd’hui comment il est entré en possession de cet objet.
Le sabot de la jument se posa sans bruit sur la mousse, juste à côté des feuilles dentelées d’euphraise. Au même instant, la brume s’enroula autour des petites fleurs blanches tachetées de jaune et grimpa sur le paturon du cheval. Quelques flocons de brouillard se détachèrent. Portés par les courants de la brise, ils voguèrent devant les naseaux bruns. La jument souffla. Les nuages s’échappèrent autour de la longue crinière ondulée que caressait une main fine. Les doigts se perdirent un instant dans les crins blancs puis effleurèrent l’encolure moite.
– Nous y sommes, murmura la cavalière.
Les prunelles violettes de l’Edéïde parcoururent le groupe de neuf oukis que les troncs étroits des arbres de la forêt ne dissimulaient en aucune façon. Tous les muscles de leur corps semblaient tendus. Leurs grondements belliqueux accompagnaient Ad-Dèl depuis que sa jument avait traversé la barrière de brume et pénétré sur leur territoire.
– Allez, souffla-t-elle. Il est juste là…
La jument repartit d’un pas tranquille. Elle atteignit bientôt la lisière des arbres et pénétra dans la prairie. La lumière combinée des deux soleils enveloppa les nouvelles venues et renvoya les oukis. L’Edéïde guida la jument au pied d’une colline. Elle l’arrêta lorsque la grande ombre de l’aigle les enveloppa. Encore invisible derrière la crête couverte de fleurs multicolores se trouvait celui qu’elle était venue rencontrer. Elle entendait les petits cris joyeux de l’enfant. Parfois les éclats de voix d’une femme plus âgée.
Ad-Dèl passa une jambe par dessus la croupe de la jument et se laissa glisser dans l’herbe. Les coquelicots virent caresser le bas de sa longue robe azur. La jeune femme repoussa la capuche de sa cape pour libérer les mèches bleues qu’elle dissimulait. Elle inspira profondément. Il voguait dans l’air un mélange de senteurs qu’elle adorait. Les touches sucrées, poivrées et acidulées se confondaient dans une joyeuse cacophonie. L’Edéïde avança de quelques pas alors que les sauterelles lui ouvraient la route et que les marguerites, coquelicots et boutons d’or s’écartaient sur son passage. Des papillons virevoltaient autour de sa tête, lui rappelant ceux qui peuplaient désormais Ganadel.
La douleur la prit par surprise. En plein coeur.
Elle s’arrêta et se força à respirer lentement. Un éclat de tristesse traversa son front. Elle repoussa les visions qui menaçaient d’envahir sa conscience et baissa les yeux vers son coeur. Sa main droite y reposait. Lentement, elle écarta les doigts. Elle tenait un lacet de cuir noir et, dans l’ombre de sa paume, une bille transparente. Parfaitement ronde. Parfaitement pure.
La douleur refluait. Ad-Dèl fit rouler l’objet jusqu’à son poignet. La pierre s’échappa. Pendue au bout de son fil, elle rencontra les soleils qui créèrent en son sein une infinité d’arc-en-ciel.
Le plan était en marche. C’était tout ce qui comptait.
Dans le creux de son dos, l’Edéïde sentit le nez chaud de la jument.
– Comme moi, tu sais ce qui va se passer…
Un souffle d’air emporta vers le ciel le murmure de la jeune femme. Le cri de l’aigle le rejoignit. L’Edéïde leva la tête vers lui et sourit. Il la voyait alors qu’elle grimpait la colline. Il voyait aussi l’enfant qui se tenait de l’autre côté. Il voyait la pierre qui brillait dans ses doigts. La fin de l’histoire était déjà écrite. Elle n’était qu’un maillon insignifiant dans un plan immense. Et si la mort était inéluctable, elle s’accompagnerait forcément d’une renaissance.
Ad-Dèl avança de trois pas supplémentaires pour atteindre le haut de la colline. Son regard s’arrêta d’abord sur la femme aux tempes grisonnantes, agenouillée à côté du ruisseau. Elle lui tournait le dos. Ses mains passaient tour à tour de sa récolte de plantes posée sur les cailloux à l’eau claire dans laquelle elle lavait soigneusement chacune de ses trouvailles.
– Tout un trésor de guérisseuse, pensa l’Edéïde.
Ad-Dèl la laissa à sa tâche, suivit des yeux le ruisseau insignifiant qui serpentait dans les herbes et passait à côté de l’enfant. A quatre pattes, il se noyait dans les fleurs. Il essayait d’attraper le papillon bleu qui tourbillonnait autour de ses boucles folles. Le sourire d’Ad-Dèl s’élargit devant le plaisir évident du garçon et ses vains efforts. Agé d’à peine plus d’une année, il délaissa sa proie dès qu’il la perdit de vue, captivé par un insecte plus proche. Il l’oublia à son tour, se concentra sur une bête aux larges ailes rouges et, soudain, stoppa son jeu.
Il l’avait aperçu.
Dans le regard violet de Schimeï, Ad-Dèl perçut une intense curiosité.
L’Edéïde descendit la colline d’un pas lent.
Pas un instant, il ne la quitta des yeux.
Elle s’agenouilla à côté du petit garçon, une main fermée sur le lacet de cuir, l’autre tendue vers le ruisseau. Schimeï suivit les doigts de l’Edéïde. Soudain, une grosse bulle émergea à la surface de l’eau. Elle grossit, s’étira dans un effort muet et se détacha lentement de la masse liquide. Un bref instant immobile, elle flotta bientôt en direction de l’enfant. Déjà d’autres suivaient. Certaines étaient presque invisibles, d’autres de la taille d’un ongle, d’autres encore aussi larges que deux poings réunis. Au sein de chacune, brûlait un arc-en-ciel qui se reflétaient dans la prunelle de Schimeï. Le sourire du garçon s’élargit tandis que les bulles se perdaient dans ses cheveux blonds.
L’Edéïde sentit les naseaux de la jument chatouiller son oreille. Alors seulement l’enfant remarqua l’animal. Il tendit ses doigts potelés vers le nez brun et, lorsque la jument souffla contre sa paume, éclata de rire.
Ad-Dèl ne détacha pas son regard de Schimeï. Elle savait que, là-bas, la femme s’était retournée et les observait, muette de stupeur, incapable de faire le moindre geste. Alors, elle souleva la pierre et passa le lacet de cuir autour du cou de l’enfant. A nouveau, il n’eut d’yeux que pour elle. Leurs prunelles violettes se mêlèrent.
– Veille sur la pierre de vie Schimeï. Tellement de promesses en dépendent…
Pourtant, elle savait que rien n’arrêterait le destin.
A nouveau, la douleur la saisit. Cette fois, elle s’y attendait.