Au fil des mots de la magicienne
Cet article fait parti d’une série d’articles en lien avec mon nouveau roman Gecko.
Le roman est disponible en versions numérique et brochée sur Amazon.
Lorsque je me réveille, il fait nuit. Ça ne change rien d’hier, d’avant-hier, des jours précédents, des années passées.
Les cinq mondes ont sombré dans le noir depuis longtemps et les ténèbres se sont emparées de mon coeur le jour où j’ai quitté Viktor, le seul homme que j’ai jamais aimé.
Je repousse la couverture. Un frisson glacé s’empare de mon corps nu. Le feu s’est éteint pendant la nuit. Je m’accroupis avec difficulté. Mon dos me fait mal depuis plusieurs cycles de flammes et aucune des plantes que j’utilise n’arrive à me soulager. Je devrais sans doute pousser la recherche plus loin, aux confins des marécages ou sur ce qu’il reste de vivant de la terre des oraons. Je n’en ai pas le courage. À quoi bon ? La frontière de feu a avancé il y a quelques jours, une nouvelle fois. Il ne reste presque rien de notre monde. Au prochain caprice des flammes, s’en est fini de moi, de nous.
Je souffle. La vapeur s’échappe de mes lèvres et vient naviguer devant mon nez, fragile dans la lueur dansante de la lanterne qui se balance au plafond et que je prends soin d’allumer chaque nuit. Souvenir d’une époque où je n’étais pas seule dans ce modeste abri. Théodor avait peur du noir. Pour tenter d’ignorer le pincement qui s’empare de mon coeur, je m’amuse un instant à souffler d’autres jets de vapeur et à les transformer au gré des délires de mon cerveau. Petite aptitude que j’ai conservée du temps où j’étais encore la grande magicienne des cinq mondes, celle qu’on désirait consulter, celle qu’on craignait un peu aussi. L’une des dernières représentantes de ma race encore en vie au sein de la frontière de feu. La fumée dessine des fleurs des marais, puis, soudain, échappe à mon contrôle et forme un visage.
– Théodor…
Le mot m’échappe, envoie un jet gris qui ajoute un sourire fugace aux traits familiers. L’absence m’est soudain insupportable. Je me lève et traverse la petite pièce, légèrement courbée pour ne pas taper dans le plafond trop bas. J’ai construit cet abri de mes mains : un assemblage de bloc de vase séché et de branchages. Je m’y suis sentie chez moi toutes ces années, bien loin du faste du palais, plongée dans le calme infini de ces marais au sein desquels nul ne s’aventure. C’est qu’il faut connaître les chemins si l’on ne veut pas risquer de disparaître, aspiré par la terre. La magie qui vit en moi m’a aidée, la première fois. Depuis longtemps, je n’ai plus besoin de son secours. Mes sens d’être humain ordinaire font tout aussi bien le travail et je préfère. Je garde mes perceptions profondes pour me projeter à leurs côtés, eux que j’ai aimés. Pas souvent. Juste pour vérifier qu’ils vont bien. Je ne veux pas m’immiscer dans leur intimité qui ne m’appartient plus.
Je me baisse davantage pour passer la porte. Dehors, l’air est plus vif que ce à quoi je m’attendais. Il est tôt. Quelques gouttes de pluie vagabondes du ciel à la terre. J’avance, mes pieds glissant sur le sol humide jusqu’au bord de l’étendue d’eau bordée de joncs. Je me force à poursuivre mon avancée alors que mes orteils rencontrent le liquide glacé et tout mon être disparaît bientôt dans l’étreinte brûlante du froid. Jadis, je me baignais dans l’eau tiède du palais. J’étais capable d’y rester une journée entière lorsque j’avais besoin de repos. Est-ce que je regrette ?
Je le regrette lui, Viktor.
Je le regretterai toute ma vie, mais je n’ai pas eu le choix.
J’avais un enfant à sauver… et il n’aurait pas compris.
J’émerge et, mus par une force irrésistible, nage rapidement vers le bord. Les douleurs de mon dos paraissent s’être démultipliées. Je les ignore. Ma maison m’accueille, soudain bien plus chaude. J’arrange les galettes de terres, d’herbes et de jonc séchés qui me servent de combustible et allume le foyer. Puis, je m’enroule dans une couverture. J’observe les flammes qui réchauffent mon bouillon du matin, caressant de la paume la fourrure douce qui m’entoure. Soudain, je me fige. Il n’y a plus de buée pour dessiner son visage, je n’en ai toutefois pas besoin. Un signal s’est emparé de mon âme : je sais, avec une certitude absolue, que Théodor a décidé de revenir. Et qu’il n’est pas seul.
Le sourire bondit au coin de mes lèvres, formant des creux plus profonds que mes rides habituelles. Ce n’est pas le désir de revoir la femme qui l’a élevée qui le pousse jusqu’à moi. Qu’importe. Théodor revient et, après toutes ces années, je ne peux qu’être bouleversée à l’idée de le revoir. Il reste si peu de temps… peut-être le moment est-il venu de lui dire la vérité…
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