Au fil des mots de Théodor
Cet article fait parti d’une série d’articles en lien avec mon nouveau roman Gecko.
Le roman est disponible en versions numérique et brochée sur Amazon.
Je débouche sur le toit et me dresse sur la pointe des pieds pour évaluer la distance à parcourir. La pluie et la nuit m’empêchent d’y réussir, sans parler de la foule grouillante. C’est dingue, est-ce que les gens croient que plus ils sont serrés moins ils seront mouillés ? J’avise une trouée sur le côté droit, tout contre la bordure du toit et m’y précipite. Trop vite. J’écrase un pied, percute une épaule, bouscule au passage une grosse femme.
– Eh ! Fais attention où tu mets les pieds, salaud !
Je ne prête attention à personne. Chacun pour soi, ou presque. Et tous aigris, taciturnes, mordants. Plus encore ces derniers jours alors que l’obscurité et le mauvais temps ne cessent de s’abattre sur notre monde. Nous avons à peine eu quelques secondes de lumières en une semaine.
Je saute sur le muret qui sépare le toit du vide et y cours sur quelques mètres. J’adore cette sensation de danser en haut du monde. Les douze étages de vides à mes pieds ne m’effraient pas. Je me demande un bref instant ce qui se passerait si je tombais. Suis-je immortel ? Peut-être, disait celle qui m’a élevée, sans certitude. Je ne tomberais pas. Je suis trop doué à ce petit jeu. Le mur s’arrête net sur un éboulis. Je saute à nouveau dans la foule et serre contre ma poitrine le sac qui contient les quelques pommes de terre que j’ai réussi à chaparder au marché. Ça n’a pas été facile. Un homme m’a vu, mais, à l’instant où il ouvrait la bouche pour me dénoncer, une bagarre a explosé. J’en ai profité pour filer.
Je tire d’un doigt la capuche de ma cape pour tenter d’échapper à la cascade que le ciel a décidé de déverser. Le tissu, rapiécé à n’en plus finir ne me protège en rien. Je suis épuisé d’avoir grimpé dans les étages, trempé. J’ai tellement hâte de m’installer à l’abri de la tente de Marion ! Des enfants passent en courant devant moi. Leurs pieds nus font gicler les flaques. Leurs cris dominent le clapotis entêtant de l’averse. Je me baisse pour passer entre deux toiles de tente. Je jette à peine un regard à ceux qui s’entassent à l’intérieur. S’ils se doutent de ce que je transporte, ils se lanceront à ma poursuite et c’est bien la dernière chose que je désire. Les toits sont pleins. Un peu plus chaque année qui passe. Le peuple fuit les étages inférieurs infestés de rats, de crasse, et de décombres. Je les comprends. Moi aussi je préfère la rigueur du ciel au sentiment d’être emprisonné.
Ça y est, j’aperçois le rouge pétant de la tente de Marion. Elle a de la chance et le reconnaît. Elle a réussi à tendre sa toile en l’accrochant aux pierres d’un vieux mur. Il y avait sans doute une maison à cet endroit ou un étage d’immeuble en plus, je ne sais pas. Toujours est-il que le cocon qu’elle s’est construit est bien plus confortable et étanche que tout ce qu’on peut voir ici.
Un nouveau groupe d’enfants me ralentit. Je bute dans un tas de gravats, peste contre les circonstances. Parfois, je me dis que j’aurais dû rester dans les marais. J’ai troqué le silence contre les insultes, les légumes et repas réguliers contre la nécessité de voler. Mais très vite, la réalité rattrape ma nostalgie. Ici, je suis libre. Et puis, j’ai rencontré Marion, Fred, Jessica et d’autres encore qui sont devenus mes amis.
– Marion, c’est moi !
Je me baisse et entre sans attendre de réponse dans la petite tente. Immédiatement la température de mon corps remonte. À la lueur d’une lanterne, Marion est en train d’arranger un tas informe. Je soupire de soulagement en constatant qu’elle a réussi à trouver des débris combustibles. Les pommes de terre crues, c’est vraiment immangeable ! Elle tourne la tête vers moi. Marion a l’âge d’être ma mère – c’est peut-être pour cela que je l’apprécie, moi qui n’ai jamais connu la mienne- mais en paraît bien plus. La misère mange l’âme et le corps. Au contraire de beaucoup ici, elle n’est pas immortelle. Elle est même fière de clamer que sa vie s’arrêtera bientôt. Tu m’étonnes, la perspective d’une éternité à se terrer dans l’obscurité, la faim, le froid et l’humidité, c’est pas très sympa. Marion espère beaucoup d’une vie meilleure “après” comme elle dit. Moi, je prie qu’elle survive encore longtemps parce que son sourire me fait du bien, parce qu’ici est le seul endroit où j’ai l’impression de pouvoir chercher qui je suis.
– Bravo pour le feu !
Marion sourit de plus belle.
– Je t’attendais pour l’allumer. Tu as ramené quelque chose mon grand ?
J’abaisse ma capuche et secoue ma cape pour m’en débarrasser, à demi plié en deux pour ne pas heurter le plafond de toile.
– Eh, tu mets de l’eau partout ! me rabroue Marion, les yeux pétillants.
– Je ramène toujours quelque chose, tu sais que je suis doué !
Elle rit.
– Quand tu ne ramènes rien, tu ne viens pas, réplique-t-elle.
Je fronce les sourcils, prêt à défendre ma réputation quand soudain, un tremblement s’empare du mur sur lequel s’appuie la tente. Nous n’avons le temps ni de la surprise ni de la peur. Dans une déflagration violente, une avalanche de béton et de poussière nous emporte. Je bascule en arrière, me noie dans la toile du toit. Les oreilles bourdonnantes, je mets un moment à réaliser que je n’ai rien, que les hurlements qui me parviennent sont ceux des gens qui se bousculent pour s’éloigner. Je rampe sous la toile et parvins à en émerger. La pluie s’abat sur mon crâne chauve, rempli mes yeux et mes oreilles. Je m’en moque.
– Marion !
L’endroit où elle se trouvait disparaît sous un amas de gravier, de toile et de grosses pierres.
– Marion !
Quand je la trouve, à force de fouiller, elle est inconsciente. Sa tunique est maculée de longues traces rouges, déchirées au niveau du ventre. Des éclats de pierres et de verres sont plantés dans sa peau.
– Mince… la lanterne a explosé en même temps.
J’avance la main, bien décidé à retirer ce que je peux quand une voix impérieuse m’arrête.
– Ne touche à rien !
Je me retourne et, malgré l’obscurité, reconnais instantanément la silhouette qui vient d’escalader les gravats pour nous rejoindre.
– Alysé !
La jeune femme désigne un morceau de toile qui émerge des décombres.
– Débrouille-toi pour nous refaire un toit, ordonne-t-elle.
Déjà elle ouvre le sac qu’elle porte en bandoulière et se penche sur Marion.
– Dépêche, lance-t-elle comme je ne bouge pas.
– Si tu crois que ça va être simple…
Alysé suspend ses gestes un bref instant pour tourner vers moi son visage dégoulinant de pluie. Je perçois une lueur amusée au fond de ses yeux.
– Rien n’est impossible pour le grand Théodor n’est-ce pas ? lance-t-elle.
La pique m’atteint. J’essaie de détourner la conversation en demandant :
– Qu’est-ce que tu fais ?
Ce faisant, j’attrape la toile et commence à déblayer les gravats qui l’emprisonnent.
– Je vais opérer, annonce Alysé J’ai besoin d’être au sec et d’un feu pour stériliser les instruments.
Une onde de panique m’envahit.
– Tu sais faire ça ?
– J’ai vu quelqu’un le faire un jour…
Je lève les yeux au ciel et, avant de réfléchir, les mots m’échappent :
– Si tu réussis à la sauver, j’ai quelques patates à partager…
Contre toute attente, Alysé rit. Et, contre toute attente, je sens un poids glisser de mes épaules. Je ne sais pas si Marion va survivre, mais je sais qu’Alysé est la seule capable de tenter quelque chose pour l’aider.
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